L’attaque d’In Amenas et la contestation sociale dans le sud algérien Par Hannah Armstrong

En Janvier 2013, 32 militants ont pris le contrôle de l’usine de gaz Tigentourine à In Amenas dans le sud de l’Algérie donnant lieu à un siège de quatre jours qui a tué des dizaines d’otages étrangers. En accord avec les premières déclarations de responsables algériens, les enquêteurs de la compagnie pétrolière nationale de la Norvège, Statoil, ont conclu qu’il était «probable que les terroristes aient bénéficié d’une certaine connaissance d’initiés dans la planification de l’attaque. » [ 1 ] L’usine – une joint-venture entre la Norvégienne Statoil, BP et la société des hydrocarbures publiques algérienne Sonatrach – était gardée par l’armée algérienne, et représentait 10 % de la production de gaz naturel de l’Algérie, générant des revenus d’environ 5 millions de dollars par jour. [ 2 ]

Les survivants ont déclaré que bien que les militants n’avaient pas de détails techniques essentiels, [ 3 ] ils semblaient bien informés au sujet de l’installation. Ils savaient, par exemple, l’emplacement du bureau de gestion, quand la direction devait arriver, que les cadres de haut niveau seraient exceptionnellement sur place, [ 4 ] et la façon de couper l’ électricité dès les premières minutes de l’attaque. [ 5 ] En plus du fait de convenir que la connaissance d’initié est un élément clé dans l’attaque, les autorités algériennes et les enquêteurs de Statoil ont également conclu à l’unisson qu’il n’y avait aucun lien direct entre une grève de six mois à l’usine de Tiguentourine et l’ attaque elle-même.[ 6 ]

Cet article propose une analyse de l’attaque de In Amenas qui situe l’événement dans le cadre de récents mouvements sociaux qui se sont développés dans le sud de l’Algérie. Ces mouvements ne sont pas en eux-mêmes radicaux , mais reflètent une désillusion croissante sur la capacité de l’Etat algérien à remplir les fonctions qu’on attend de lui dans le sud, comme l’offre d’opportunités de développement et d’emploi  et la lutte contre la corruption. C’est une interprétation grossière de considérer que la lutte contre le terrorisme dans le sud de l’Algérie se limite à la question de la neutralisation des combattants armés. Le développement du terrorisme sur le terreau de l’échec des mouvements pacifiques à parvenir à un changement significatif  et à des réformes peut révéler les raisons profondes de la radicalisation de ces mouvements et les mesures politiques susceptibles de l’affronter.


La montée du mécontentement dans sud de l’Algérie

 

L’Algérie se distingue parmi les pays arabes et africains pour sa compétence durement gagnée dans la lutte antiterroriste après avoir vaincu les divers groupes terroristes entre 1993 et ​​2003 et supervisé la transition de la guerre civile à la paix depuis. Aujourd’hui, la menace djihadiste, qui  s’est concentrée pendant la  » décennie noire  » dans le nord de l’Algérie, a gagné le Sud. Les katibas sahariennes (bataillons) qui ont été formées en Algérie durant les années 1990, ont relancé la carrière d’une nouvelle génération de dirigeants tels que Abou Zeid et Mokhtar Belmokhtar  [ 7 ] Les deux ont tissé des réseaux de soutien djihadistes dans lr sillage des réseaux de passeurs et autres criminels dans le Sahara et ont joué un rôle décisif dans le prise de contrôle du nord du Mali par un trio de groupes liés à al Qaida. Abou Zeid aurait été tué par les forces d’intervention françaises dans le nord du Mali en Février 2013 [ 8 ] Belmokhtar a continué et a orchestré l’attaque de l’installation de gaz de Tigentourine ainsi que d’une nouvelle série d’attaques quatre mois plus tard contre les installations minières françaises dans le nord du Niger et contre les forces de sécurité nigériennes.[ 9 ] Belmokhtar est originaire de la ville du sud algérien Ghardaïa, [ 10 ] qui, bien que située carrément dans le Sahara, fonctionne comme une passerelle entre le sud et le nord de l’Algérie.

La multiplication des attaques terroristes islamistes dans le sud Algérie ne peut être comprise que dans un cadre plus large. En plus de la contrebande, la récente radicalisation dans le sud de l’Algérie peut être attribuée aux revendications sociales et économiques de la population marginalisée du sud. Depuis 2011, le sud de l’Algérie a connu un mouvement de protestation largement pacifique sans précédent, centré sur les exigences de la lutte contre le chômage  et la corruption et visant à améliorer le développement à Ouargla, Laghouat et Ghardaïa – les trois principales villes qui bordent les champs d’extraction de pétrole et de gaz des zones de Hassi Rmel et Hassi Messaoud [ 11 ]. Ignorant les accusations diffamatoires qui attribuaient à ses membres des objectifs sécessionnistes et terroristes, le mouvement de protestation est resté essentiellement pacifique, même si parfois il a atteint des sommets tumultueux.

La perception de la corruption et des inégalités dans le secteur des industries extractives , l’activité économique la plus génératrice de profits dans une zone qui souffre d’un manque d’opportunités économiques, a joué un rôle clé dans le développement de manifestations sociales dans le sud de l’Algérie, ainsi que dans de nombreux autres sites en Afrique du Nord et dans le Sahara durant ces dernières années.[ 12 ] Craignant d’être catalogués dans la presse nationale comme des radicaux violents ou  des séparatistes, ce qui les aurait empêché d’être pris au sérieux, les manifestants ont cherché à repousser les critiques, par exemple, en chantant l’hymne national et en agitant le drapeau algérien pendant un sit-in devant le bureau du maire à Ouargla.[ 13 ]

Néanmoins, les militants radicaux peuvent se nourrir du désespoir qui résulte du fait  que les manifestations de lutte pacifiques soient réprimées ou restent sans réponse. Yacine Zaid, un chef de file du mouvement de protestation dans le sud, a été emprisonné à Ouargla en Octobre 2012. Parmi plus de 100 personnes partageant un espace exigu en prison, dit-il, il y  avait des trafiquants de drogue, des islamistes radicaux qui avaient enlevé le gouverneur d’Illizi, des trafiquants d’armes, des militants de la société civile et des petits délinquants.[ 14 ] Dans la prison, il a vu l’influence  des extrémistes religieux répartis entre les détenus : «Ils ne vous diront pas les terroristes ont raison, mais ils ne vous diront pas qu’ils ont tort … il y a une approbation [ tacite ] que ce sont des hommes de Dieu qui se battent pour leurs idées » Ils disent:  » ils ont raison , il n’est pas normal que nous souffrons, nous, les gens du sud », de sorte qu’ils commencent à pencher vers le mauvais genre de lutte. » [ 15 ] Il a ajouté que  » les jeunes qui voient que le mouvement pacifique ne réussit pas seront tentés par d’autres moyens. Les terroristes sont partout et nulle part » [ 16 ]

Ali Arhab, un dirigeant syndical travaillant dans une installation de gaz de la Sonatrach à Hassi Rmel, décrit les conditions difficiles dans les usines de l’industrie extractive dans le désert où 99 % des travailleurs sont des hommes: «C’est comme une caserne ou une prison à ciel ouvert, même si vous êtes libre, il n’y a nulle part où aller », a-t-il expliqué [ 17] Les employés appartiennent à des rangs différents selon l’endroit d’où ils sont originaires. Les expatriés travaillant comme mécaniciens ou opérateurs, dit Arhab,  gagnent trois à quatre fois plus que les salariés algériens – dont la plupart sont originaires de l’Algérie du Nord – qui remplissent les mêmes rôles.[ 18 ] Dans un rang plus inférieur, dit Arhab, se trouvent les contractuels – dans la restauration, le transport et hébergement – qui, à leur tour, gagnent trois à quatre fois moins que les Algériens salariés.[ 19 ] Il est stipulé dans les textes que les habitants -ou le sahariens- sont plus susceptibles de trouver un emploi. Ce sont les contractuels qui étaient en grève à l’usine Tigentourine à la veille de l’attaque terroriste « Les contractuels locaux présentent plus de risques que les travailleurs salariés de la Sonatrach » a déclaré Ali Arhab. [ 20 ]

Les jeunes du Sud sont motivés pour atteindre des carrières stables dans les installations de l’industrie extractive. Les stéréotypes négatifs répandus sur les jeunes du sud  comme  étant «paresseux» ou qu’ils sont seulement à la recherche d’emplois qui leur permettent de s’asseoir toute la journée, comme des agents de sécurité ou des pilotes, sont faux. Selon Leah Bittat, une Américaine qui a mis en place un centre de carrières à Ouargla avec l’appui du service de la lutte contre le financement de l’extrémisme violent de l’ambassade américaine à Alger. [ 21 ] Les étudiants proviennent de tout le sud, notamment Illizi, à la frontière libyenne et El Oued,  pour étudier à l’université régionale de Ouargla et ont tendance à avoir un niveau beaucoup plus élevé en anglais que les Algériens du Nord ainsi qu’un niveau d’initiative élevé, dit-elle[  22 ] Bittat a déclaré qu’il y avait une forte demande pour les services du centre de carrières qui se concentrent sur ​​la préparation des étudiants de l’université locale pour entrer dans le marché de l’emploi du secteur privé de l’industrie extractive. Le service a fini par enregistrer 10 fois plus d’étudiants que prévu un mois après son ouverture et toutes les sessions de formation ont fait salle comble. L’économie algérienne est en train de passer lentement vers un modèle plus libéral et le secteur privé fait des efforts pour mieux préparer les Algériens du sud pour le marché du travail. Anadarko, par exemple, a accepté de financer et de développer le centre de carrières de Ouargla après Mars 2014. [ 23 ]

Les risques d’étouffement des protestations pacifiques

 

Les griefs qui trouvent leur premier recours dans des formes de protestation pacifique peuvent se dégrader et se tourner vers une forme radicale en cas de manipulation imprudente ou de coercition. Lamine Bencheneb, un homme de Illizi, dans le sud algérien, a commencé comme un manifestant pacifique en faveur des droits des sudistes à l’emploi et au développement mais il est mort l’année dernière dans l’attaque de Tigentourine dont il a été un cerveau [24]. Le groupe de Belmokhtar, un rejeton d’une ramification d’al- Qaida, a réussi à déployer un couple de blonds Canadiens dans l’attaque de Tigentourine et a réussi à focaliser l’attention de la plupart des médias suite à cette attaque  mais c’est le groupe de Bencheneb, le « Mouvement des Fils du Sahara pour la justice islamique » qui était en contact avec des contractuels locaux qui travaillent à l’intérieur du complexe gazier et qui ont fourni des renseignements d’initiés pour être utilisés dans les préparatifs de l’attaque [ 25 ]

Un autre groupe du sud algérien qui se fait appeler Fils du Sahara a commencé à publier un mois après l’attaque de Tigentourine sur Youtube des vidéos confuses appelant au Jihad  avec des Kalachnikovs. Tout en se réclamant de l’identité   » saharienne », le groupe nie que son objectif soit l’indépendance. [ 26 ] Selon la vidéo, la première des trois revendications concrètes est  » la justice dans la distribution des ressources naturelles qui viennent du Sahara  » [ 27 ] Compte tenu de l’ ambiguïté de la situation de la population du sud à l’égard de l’Etat, l’orateur a dit :  » Nous avons atteint un point où nous préférons la mort à la vie des Algériens sous la domination de vos lois !  » [ 28 ]

La trajectoire tragique de Lamine Bencheneb et l’apparition des vidéos du nouveau « Fils du Sahara » montrent que le défi actuel pour la stabilité dans le sud algérien se trouve dans la zone grise qui sépare la protestation pacifique de la violence radicalisée. Elles révèlent aussi la centralité des industries extractives  -aussi bien comme symbole que comme cible- pour les deux cadres idéologiques L’attaque de Tigentourine a constitué un choc particulier car c’était la première fois que les terroristes avaient visé une installation des industries extractives en Algérie. En ce sens, elle reflète la façon dont la menace a migré du nord du pays dans les années 1990 au sud à l’époque actuelle.

Conclusion

 

Deux récits distincts mais qui se recoupent sont apparus dans les premières heures de l’attaque Tigentourine. D’une part, le groupe de Belmokhtar a émis des demandes internnationales classiques pour le retrait des forces d’intervention occidentales du Mali et la libération de Aafia Siddiqui et le « cheikh aveugle» de prison [ 29 ] et, d’autre part, les Fils du Sahara ont appelé les jeunes d’Algérie à  » répondre à l’injustice et à l’agression  » en renversant le régime algérien et en instaurant ‘un Etat islamique.

L’analyse de l’attaque de l’usine de gaz de Tigentourine qui se concentre étroitement sur le discours du jihad mondial  ou sur la façon dont l’insécurité en Libye a peut-être facilité la coordination et l’attaque, ne tient pas compte du contexte local sous-jacent sans lequel l’attaque ne peut pas être correctement comprise. Les industries extractives dans le sud de l’Algérie sont un élément central d’un mouvement social bien organisé et largement pacifique pour la justice et les moyens de subsistance que la répression et l’ignorance risquent de radicaliser.

Hannah Armstrong est chargée de recherches à l’  » Institute of Current World Affairs ». Elle  effectue depuis 2012 des recherches sur les questions politiques et sécuritaires dans la région sahélo-saharienne et publie régulièrement des reportages et  des analyses. Elle est titulaire d’un Master de l’Ecole des études orientales et africaines de Londres. Elle parle couramment le français et elle est familiarisée avec les dialectes nord-africains et l’arabe standard moderne.

[1] “The In Amenas Attack, Report of the Investigation into the Terrorist Attack on In Amenas,” Statoil, February 2013, disponible sur le site de Statoil www.statoil.com/en/NewsAndMedia/News/2013/Downloads/In%20Amenas%20report.pdf.

[2] Geoff D. Porter, “The New Resource Regionalism in North Africa and the Sahara,” Sciences Po/CERI, July 2013.

[3]  Les militants ne savaient pas visiblement comment redémarrer le flux de gaz, ce qui leur aurait permis de faire exploser l’installation.Voir Paul Sonne and Benoit Faucon, “Algeria Probes Possible Role of Local Workers in Attacks,” Wall Street Journal, January 28, 2013.

[4] Selon le Wall Street Journal, il y  avait parmi les dirigeants exécutifs présents le manager général de Statoil en Algérie, un manager de BP basé à Londres, l’ancien vice-président de JGC et trois managers de BP, Statoil et Sonatrach travaillant sur le site. Un certain nombre de ces dirigeants auraient trouvé la mort durant l’attaque.

[5] Ibid.

[6] Ibid.; “The In Amenas Attack, Report of the Investigation into the Terrorist Attack on In Amenas.”

[7] Pour plus d’informations à ce sujet, lire Jean-Pierre Filiu, “The Fractured Jihadi Movement in the Sahara,” Hudson Institute, January 8, 2014.

[8] Steven Erlanger, “France Confirms the Death of a Qaeda Leader in Mali,” New York Times, March 23, 2013.

[9] “Mokhtar Belmokhtar ‘Masterminded’ Niger Suicide Bombs,” BBC, May 24, 2013.

[10] “Profile: Mokhtar Belmokhtar,” BBC, June 4, 2013.

[11] Pour plus d’informations à ce sujet, voir “The Protest Movement of the Unemployed in Southern Algeria,” Arab Center for Research & Policy Studies, May 14, 2013.

[12] Le spécialiste de  l’Afrique du Nord,  Geoff D. Porter a fait la lumière sur la manière dont les installations minières sont perçues dans les zones désertiques sous-développées de l’Afrique du nord et du Sahara. Il a montré comment  » Les protestations pour plus d’opportunités d’emploi; une meilleure éducation et de meilleures infrastructures se focalisent autour des industries extractives parce qu’il s’agit souvent de l’activité la plus profitable dans une région qui souffre d’un déficit d’opportunités économiques ».

[13] Walid Ait Said, “Les chômeurs du sud ont manifesté dans la sérénité et la vigilance; Une leçon de patriotisme,” L’Expression, March 16, 2013.

[14] Entretien personnel avec Yacine Zaid, Alger, Algérie, Janvier 2014.

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] Entretien personnel avec Ali Arhab, Alger, Algérie, Janvier 2014.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Ibid.

[21] Entretien personnel avec Leah Bittat, Alger, Algérie, Janvier 2014.

[22] Ibid. Une raison “parce que le français n’est pas leur seconde langue »

[23] “Algeria Fact Sheet 2013,” Anadarko Petroleum Corporation, 2013.

[24] Ibid.

[25] Mounir Boudjemaa, “In Amenas, Révélations sur une attaque terroriste,” Liberté,  19 janvier 2013.

[26] Ce groupe est distinct mais lié au « Mouvement des Fils du Sahara pour le Justice islamique »

[27] La video est disponible sur www.youtube.com/watch?v=4ZBwAjPLZyU.

[28] Ibid.

[28] Myra MacDonald, “Insight – In Amenas Attack Brings Global Jihad Home to Algeria,” Reuters, January 24, 2013.

[29] Duncan Gardham, “Terrorist Group Behind Algerian Gas Plant Attack Filmed Training in the Desert,” Telegraph, January 23, 2013.

Source: Combating Terrorism Center, le 24 février 2014

(Traduction française par Hakim Benzine pour l’Institut Frantz Fanon)

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