La croisade démocratique des médias mainstream français contre l’Algérie à la suite de la fermeture de Radio M Par Mohamed Tahar Bensaada

L’arrestation du journaliste algérien El Kadi Ihsane et la mise sous scellés des locaux de Radio M qu’il dirigeait depuis plusieurs années ont choqué tous ceux qui s’inquiètent de l’état des libertés en Algérie.  Même si la radio n’a jamais été autorisée comme l’a rappelé le procureur de la république près le tribunal de Sidi M’hamed (Alger) pour justifier sa décision d’ouvrir une information judiciaire et le mandat de dépôt à l’encontre du journaliste El Kadi Ihsane, les circonstances dans lesquelles a eu lieu cette arrestation et le timing choisi pour fermer une radio libre que le pouvoir a laissé émettre depuis plusieurs années suscitent l’interrogation et le doute. Le fait que le directeur de la radio, El Kadi Ihsane, ait été arrêté à minuit à son domicile par des éléments de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et gardé à vue dans ses locaux durant six jours sans qu’aucune information officielle n’ait été fournie, avant d’être présenté devant le procureur de la république, a constitué un motif d’inquiétude légitime.

A cet égard, la campagne de soutien lancée en Algérie et en France en faveur du journaliste El Kadi Ihsane apparaît comme une réaction saine et bien à propos en faveur de la liberté de la presse, consacrée, par ailleurs, par la Constitution algérienne. On ne peut que se réjouir de la vitalité de la solidarité internationale en matière de défense des droits humains et des libertés fondamentales, surtout quand il s’agit de la solidarité internationale émanant des secteurs qui militent en faveur des droits sociaux, humains et démocratiques.

L’hypocrisie des médias mainstream français

En revanche, la levée de bouclier des médias mainstream français à cette occasion a de quoi susciter l’étonnement et l’interrogation. L’esprit corporatiste et le souci de défendre la liberté de la presse ne sauraient tout expliquer. Sinon comment interpréter le peu de cas fait par ces mêmes médias de l’arrestation et la condamnation à un an de prison dont deux mois ferme du journaliste du quotidien arabophone Echorouk, Belkacem Houam, pour avoir écrit un article sur l’interdiction d’entrée en territoire français d’une cargaison de dattes en raison de la découverte d’un pesticide interdit. Comment expliquer le traitement différent réservé par ces médias à l’exécution, le 12 mai 2022, de la journaliste palestinienne d’Al Jazeera, Shirine Abou Akleh, par l’armée d’occupation israélienne ? Comment expliquer le silence assourdissant de ces médias quand il s’agit du harcèlement et de la persécution des journalistes dans les pays de la région alliés des USA et de l’Europe comme les pétromonarchies du Golfe, l’Egypte ou le Maroc ? Comment expliquer que le harcèlement et les mesures d’interdiction dont sont l’objet des associations et des mosquées en France sous prétexte de lutte contre le radicalisme ne suscitent pas autant d’indignation et d’élan de solidarité ?

La politique du « deux poids, deux mesures » dans laquelle se complaisent les médias mainstream est facile à comprendre. Derrière les prises de position dictées en apparence par le souci de défendre les libertés se cachent tout simplement des campagnes qui n’ont rien à voir avec les motifs démocratiques invoqués. Si les médias mainstream exploitent n’importe quel évènement qui se produit dans des pays comme l’Iran et l’Algérie pour lancer des campagnes de désinformation et déstabilisation, c’est avant tout pour des raisons géopolitiques. L’objectif stratégique reste le renversement, ou du moins l’affaiblissement des régimes autoritaires certes mais dont le souverainisme dérange la politique de domination des puissances occidentales dans la région.

Les médias mainstream qui donnent régulièrement des leçons en matière de liberté de la presse se dévoilent, à cette occasion, et montrent à qui il reste des yeux pour voir leur vrai visage :  des médias au service de la stratégie belliciste des centres de l’Empire qui a fait de l’exportation de la démocratie son cheval de Troie pour assurer son hégémonie sur les pays récalcitrants ou qui seraient tentés de rechercher de nouvelles alliances internationales avec la Russie et la Chine. A cet égard, force est de constater que si les médias iraniens ou algériens ne sont pas libres au sens où l’entendent les nouveaux directeurs de conscience de notre époque, les médias mainstream français et européens en général ne le sont pas plus. Seuls diffèrent les moyens utilisés pour arriver au même but : formater l’opinion publique au gré des intérêts des pouvoirs établis.

Et si on a encore un doute à ce sujet, il suffit de regarder comment la France et d’autres pays membres de l’Union européenne ont eu recours à l’interdiction pure et simple dans leur espace médiatique des médias russes (RT et Sputnik) dans le sillage de la guerre en Ukraine. La conception que se font les pays européens de la liberté de la presse est donc à géométrie variable. La liberté n’est admise que quand elle ne contredit pas les vérités officielles produites dans les laboratoires de l’Empire.  Rappelons-nous également comment lors de la pandémie de Covid-19 et face aux mesures liberticides édictées par les pouvoirs publics au nom des exigences de la santé publique, toutes les voix discordantes émanant de la société civile et des organisations de défense des droits humains, ont été clouées au pilori sous l’accusation fallacieuse de « complotisme » .

Pour revenir à l’affaire du journaliste algérien arrêté et à la fermeture de Radio M, il faut d’abord rappeler quelques positions de principe. 1.Un citoyen poursuivi par la Justice dans son pays reste innocent jusqu’à son jugement. Pour rappel, le procureur a décidé l’ouverture d’une information judiciaire. Rien ne dit que cette enquête aboutira à un procès. Et si tel sera le cas, rien ne dit qu’El Kadi Ihsane sera condamné. A cet égard, nous ne dénoncerons jamais assez les thuriféraires du régime et autres opportunistes qui ont condamné par avance le journaliste arrêté sur base des premiers éléments – très vagues- fournis par le procureur de la république en piétinant ainsi le principe de la présomption d’innocence. 2. La liberté et notamment la liberté de la presse ne valent que quand elles s’appliquent à ceux qui ne pensent pas comme nous. Le fait de défendre El Kadi Ihsane dans son épreuve actuelle ne signifie pas qu’on partage nécessairement ses engagements politiques.

Sans préjuger de la consistance des pièces constitutives du dossier judiciaire de l’affaire en question, par manque d’informations fiables à ce sujet, il nous paraît de la plus haute importance de rappeler les enjeux politiques que cette affaire permet de mettre en lumière.

La responsabilité de l’Etat algérien

Dans cette affaire, il convient avant tout de rappeler la responsabilité de l’Etat algérien. Si le financement international visé dans les accusations adressées par la Justice algérienne est avéré (et sur ce plan, hélas, il est difficile de nier la véracité de ce fait qui a été amplement mis en évidence- documents et sources à l’appui – par le chercheur algérien Ahmed Bensaada dont on n’est pas obligés de partager toutes les positions politiques mais dont on ne peut mettre en doute l’honnêteté intellectuelle et la rigueur du travail effectué), on est en droit de s’interroger sur l’absence de réaction des autorités concernées (Ministère de la communication, services de sécurité, parquet) depuis 2014, année au cours de laquelle Radio M a été retenu dans le programme de financement et d’accompagnement EBTICAR-MEDIA lancé par Canal France International (CFI) directement lié au Quai d’Orsay. La même question se pose en ce qui concerne l’implication de Radio M dans le hirak aux côtés d’organisations algériennes et étrangères dont les activités s’inscrivaient directement dans le cadre d’une stratégie de « printanisation » visant à renverser un régime qui, quoiqu’on dise, reste le dernier verrou souverainiste en Méditerranée (le fait que des Trotskystes et des « socialistes » se prêtent à ce jeu aux côtés des ethnonationalistes du MAK et des islamistes de Rachad et des multiples clones « démocratiques » de l’Empire ne change rien à la donne)

La responsabilité de Radio M

Quand nous pointons du doigt  la responsabilité des autorités algériennes dans cette affaire, cela ne signifie pas que nous éludons celle du média concerné. El Kadi Ihsane n’était pas censé ignorer que le financement et l’accompagnement d’un organisme comme CFI ne saurait être neutre et qu’il s’inscrit dans le cadre d’un agenda néo-colonialiste à peine dissimulé. Bien-sûr, les opposants qui acceptent le soutien d’organismes publics et privés américains et européens pourront toujours rétorquer que c’est de bonne guerre, que l’Etat algérien lui-même ne se gêne pas pour appeler à la coopération de ces mêmes organismes et pourraient justifier leur recours aux fonds étrangers par la fermeture du robinet du gouvernement algérien qui distribue ses subsides de préférence aux organisations satellites. Cependant, les opposants algériens ne peuvent ignorer le fait que l’ingérence étrangère qu’ils sollicitent risque d’être payée très cher par l’Algérie et si vraiment ils avaient un doute à ce sujet, ils ont désormais devant eux les exemples affligeants de la Syrie et de la Libye.

Les enjeux politiques cachés

Les accusations adressées par la Justice algérienne à El Kadi Ihsane dépassent manifestement le cadre strict de l’exercice de la profession médiatique puisque le journaliste a engagé le média qu’il dirige, Radio M, dans des activités à caractère politique qui visent un changement de régime dans le cadre d’une option qui est loin de réunir le consensus en Algérie (la fameuse « période transitoire ») et avec le soutien de parties étrangères liées aux cercles néo-colonialistes et sionistes dont il est difficile d’attendre de leur part une quelconque bienveillance à l’égard de l’Algérie à moins de tomber dans une conception naïve et infantile de la politique internationale. La question mérite une discussion approfondie loin des anathèmes et des excommunications réciproques auxquels nous assistons régulièrement sur la scène politique algérienne. Des Algériens ont des idées différentes sur ce qu’est la démocratie et sur comment y arriver. Dans une société moderne marquée foncièrement par des différences de toute nature, le conflit est naturel. Il ne faut pas le nier. Il faut savoir le gérer. Et pour cela, il faut un arbitre. L’arbitre reste en dernier ressort le peuple qui se dresse sur la scène internationale comme nation. Cette dernière restera une abstraction tant que son unité n’est pas incarnée par un Etat dépositaire de la souveraineté nationale mais le peuple reste la source fondamentale de cette souveraineté. En cas de crise grave comme cela s’est produit en 2019, il faut revenir au peuple. Le Hirak que certains ont cru enfourcher pour arriver au pouvoir était lui-même divisé. Quoi qu’en disent leurs auteurs, la « période transitoire », le « dégagisme » et l’hostilité maladive à l’armée algérienne étaient loin de réunir le consensus populaire comme on a pu le constater par la suite. Les slogans nihilistes agités par certaines composantes du Hirak qui ne voulaient pas entendre parler d’élections sous prétexte qu’elles allaient être truquées, sont apparus aux yeux de nombreux Algériens comme un subterfuge pour une tentative de coup d’Etat qui ne disait pas son nom dans la mesure où cette « période transitoire » ne pouvait réussir qu’avec le soutien d’un clan revanchard soucieux de reprendre les positions perdues (les débris de l’ex-DRS pour faire court) et qui n’a pas hésité pour l’occasion à s’allier avec le clan Bouteflika et une puissance étrangère (la France). Il est curieux et paradoxal de voir que les forces qui s’autoproclament démocratiques en Algérie sont les premières à avoir peur du suffrage populaire et c’est la raison fondamentale qui explique que parmi ces forces il y en a qui sollicitent sans vergogne le soutien de puissances étrangères pour arriver à leur fin. Comme souvent la cause produit un effet qui devient à son tour une nouvelle cause. L’appel à l’ingérence étrangère qui était au départ un aveu d’impopularité et d’échec devient à son tour un facteur qui alimente l’hostilité de l’Algérie profonde à l’endroit de ces fausses élites démocratiques qui ne savent plus à quel saint se tourner pour continuer à bénéficier de leurs quotas politiques et de leurs rentes de position dans l’Administration, l’économie et la société.

Lutte contre la subversion et Etat de droit

Si des élites minoritaires et visiblement conscientes de leur statut minoritaire au sein de la société sont obligées de recourir à des voies de fait et/ou à des soutiens étrangers pour arriver à leurs fins, la question qui se pose pour l’Etat algérien et pour les forces progressistes est que faire dans cette situation ? Le recours pur et simple à la répression des forces qui pactisent avec les centres de l’Empire ? Mais comment dans ces conditions s’assurer que la politique répressive ne va pas s’étendre à tout ce qui dérange le pouvoir en place quelle que soit par ailleurs la nature et le degré de la confrontation qui l’oppose aux puissances impérialistes et à leurs relais dans la région ? Comment s’assurer que l’Etat ne va pas tomber dans le piège des provocations posé par des forces agissant de concert avec des puissances étrangères à l’affût du moindre désordre pour justifier leur intervention dans le cadre du « devoir d’ingérence humanitaire » ?

Si on veut en finir avec le cercle répressif qui risque d’enivrer les dépositaires de l’autorité et de donner des prétextes commodes à l’ingérence étrangère, force doit rester à la loi. Où finit la coopération normale avec des organismes publics et privés internationaux et où commence l’intelligence avec une puissance étrangère ? Seule la loi peut définir la frontière entre les deux. Si le fait de recevoir des fonds d’un organisme comme Canal France International (CFI) était à lui-seul un acte assimilé à un délit, il fallait le spécifier dans une loi ou dans un texte d’application clair et transparent et l’institution en charge de faire respecter cette loi ou ce décret se devait d’avertir les intéressés en prenant à témoin l’opinion publique nationale avant de recourir en dernier lieu à la répression. Et si le financement interne ou externe ne constitue un délit qu’en rapport avec des activités subversives mettant en cause la sécurité de l’Etat, il faut spécifier de la manière la plus détaillée possible ces faits dans les textes légaux pour éviter que les situations d’arbitraire dans lesquelles le pouvoir exécutif serait tenté d’instrumentaliser le pouvoir judiciaire à des fins politiques. Au demeurant, dans un Etat de droit, tant qu’une personne ou un groupe de personnes n’a pas recouru à la violence ni n’a planifié d’y recourir contre d’autres personnes ou contre l’Etat, la répression n’a pas de raison d’être.

Certes, comme l’Etat de droit peut revêtir plusieurs formules constitutionnelles, d’autres faits que la violence peuvent être déclarés répréhensibles. A titre d’exemple, de vieilles démocraties ont ainsi admis dans leur arsenal législatif la poursuite judiciaire des discours à caractère raciste ou sexiste même s’ils ne sont pas accompagnés d’appels à la violence. Pour se défendre et défendre la société algérienne contre les tentatives visant son intégrité, l’Etat algérien peut parfaitement produire un arsenal législatif incluant de nouvelles matières qui se rapportent aux nouvelles menaces liées directement aux guerres de quatrième génération. Pour cela, il n’y a nul besoin de recourir à des procédures et à des méthodes qui rappellent tristement les pratiques scélérates d’une ère qu’on croyait révolue dans laquelle les services de sécurité agissaient comme un véritable « Etat dans l »Etat » au risque de renforcer le fossé existant entre l »Etat et la société et de nuire à l’image de l’Algérie sur la scène internationale, sans garantir par ailleurs une véritable stabilité à long terme que seul le respect du droit et la justice sociale peuvent assurer.

Conclusion

L’arrestation du journaliste El Kadi Ihsane et la fermeture de Radio M posent des questions essentielles qui se rapportent aux lois justes et à l’indépendance du pouvoir judiciaire qui est en charge de leur application dans l’équité et la transparence totale. Elles posent également la question des limites morales et politiques que des médias alternatifs et des mouvements d’opposition doivent se fixer à eux-mêmes sous peine de porter atteinte à l’indépendance et à la souveraineté nationale sans lesquelles les Algériens perdront le contrôle sur leur destin collectif sans aucun espoir d’engranger en contrepartie la moindre liberté individuelle ni le moindre bien-être comme l’attestent les nombreux exemples des pays livrés au chaos après des guerres civiles fomentées avec la complicité des puissances étrangères qui se sont retirées dès lors qu’elles ont atteint leur but en mettant au passage à terre l’Etat qui assurait malgré tout l’ordre social.

Jusqu’ici cette souveraineté nationale qui reste malgré toutes les imperfections une marque essentielle de la politique algérienne n’est pas encore arrivée à épouser fidèlement les contours les plus souhaitables de la souveraineté populaire pour des raisons historiques sur lesquelles nous ne nous attarderons pas ici. Pourtant, cette réconciliation de la souveraineté nationale et de la souveraineté populaire devient à notre sens une condition essentielle dont dépend l’avenir de l’Algérie comme nation et société. Mais ce n’est pas une raison pour galvauder les slogans démocratiques ni pour chercher à écourter le chemin du changement démocratique par des compromissions avec des organismes qui ne sont que les paravents commodes d’une diplomatie parallèle au service des puissances impériales.

Nous ne disons pas cela par patriotisme déplacé ou par chauvinisme. Ces organismes ne sont pas suspects parce qu’ils sont « étrangers ». Non, ils sont malfaisants parce que leurs activités, au regard de ce qui s’est passé réellement durant ces vingt dernières années dans plusieurs pays arabes, s’inscrivent concrètement dans le cadre de la stratégie américaine de l’ « anarchie créatrice » qui a fait des centaines de milliers de victimes en Irak, en Syrie et en Libye.

Au risque de provoquer le courroux des nouveaux samaritains qui veulent exporter la démocratie en Algérie sur les blindés des armées de l’Otan quand l’argent, les séminaires et les stages de Freedom House, de la NED, de la Fondation Anna Lindt, Canvas et Otpor ne suffiront plus, il faut avoir le courage politique de rappeler aujourd’hui que le combat légitime pour les libertés démocratiques en Algérie aura plus de chance de mobiliser la multitude populaire s’il ne donne pas l’impression d’être un cheval de Troie en vue de se débarrasser d’un régime, certes autoritaire et paternaliste mais qui n’en reste pas moins souverainiste et social, pour le remplacer par un régime vassal et néolibéral.

Pour contacter l’auteur :          mtbensaada@hotmail.com

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