De Balfour à la Nakba : la colonisation de peuplement en Palestine Par Ilan Pappe

L’éminent spécialiste de la colonisation de peuplement Patrick Wolfe, aujourd’hui décédé, nous a rappelé à maintes reprises que celle-ci n’était pas un événement, mais une structure. Alors que la colonisation de peuplement a dans de nombreux cas un point de départ historique, sa motivation originelle guide son maintien dans le présent.

Dans l’ensemble, les projets coloniaux sont motivés par ce que Wolfe appelle « la logique de l’élimination de l’indigène ». Le souhait des colons de créer une nouvelle patrie se heurte presque inévitablement aux aspirations de la population autochtone locale.

Dans certains cas, cet affrontement conduit à l’élimination physique des populations indigènes, comme on l’a vu dans les Amériques et en Australie ; dans d’autres cas, comme en Afrique du Sud, les colons isolent la population autochtone dans des zones fermées et imposent un système d’apartheid.

Le sionisme en Palestine est un projet de colonisation de peuplement, et Israël demeure à ce jour un État colonial. Si cette interprétation est désormais largement acceptée dans le monde académique, elle est encore rejetée par les universitaires israéliens traditionnels.

Le 2 novembre 1917, Arthur Balfour, alors ministre britannique des Affaires étrangères, approuva l’idée d’un « foyer national pour le peuple juif » sans « préjudice aux droits civils et religieux des populations non juives en Palestine ». Alors que la formulation pourrait impliquer que les juifs constituaient alors la population indigène et majoritaire de la Palestine, en réalité, ils ne représentaient que 10 % de la population.

La représentation erronée de la réalité palestinienne dans la déclaration Balfour illustre à quel point le paradigme colonialiste de peuplement est applicable au cas du mouvement sioniste en Palestine.

Le mouvement des colons obtint le soutien d’une puissance coloniale et impériale – qu’il reniera à partir de 1942 – et percevait la population locale comme – au mieux – une minorité tolérée, au pire, des usurpateurs. La Grande-Bretagne accorda une légitimité internationale à cet acte de colonisation, semant les graines de la future dépossession de la population indigène.

De nombreux historiens expliquent la déclaration Balfour comme relevant d’une réflexion stratégique britannique. Elle visait à empêcher une terre sainte musulmane et se basait sur la perception que d’autres puissances européennes pourraient soutenir les sionistes.

Le soutien britannique à la création d’une patrie juive en Palestine plonge ses racines dans le dogme sioniste chrétien évangélique, lequel se développait déjà des deux côtés de l’Atlantique au début du XIXe siècle. Le colonialisme de peuplement chrétien pénétra l’Amérique du Nord et l’Afrique bien avant la déclaration Balfour.

Sans défense et sans chef

La branche britannique du sionisme chrétien se concentra plus particulièrement sur la signification religieuse d’un « retour » juif en Palestine – étape préalable à la seconde venue du Messie. Cette idéologie millénariste influença les principaux politiciens britanniques au moment de la déclaration Balfour, y compris le Premier ministre de l’époque, David Lloyd George.

Les liens entre l’Empire britannique, le sionisme et d’autres projets coloniaux devinrent plus clairs encore dans les années qui suivirent la déclaration Balfour. Celle-ci devint un facteur crucial dans l’histoire du pays lorsqu’elle fut intégrée à la charte du mandat sur la Palestine que la Société des nations octroya à la Grande-Bretagne.

Son importance fut renforcée par la nomination de Herbert Samuel, un juif anglais prosioniste, au poste de premier haut-commissaire en Palestine. Immédiatement après son arrivée en 1920, Samuel mit en place des politiques qui permirent au mouvement colonial de faire venir davantage de colons et d’étendre son implantation dans le pays en achetant des terres, principalement à des propriétaires absents.

Le mouvement national palestinien était alors suffisamment organisé pour résister par divers moyens, populaires et violents. Vulnérable, la colonie juive fut dans les premières années protégée par les Britanniques, dont le rôle fut particulièrement important lors de la révolte palestinienne de 1936-1939, que l’Empire britannique écrasa de toute sa force.

Cela entraîna la destruction de l’élite militaire et politique palestinienne, dont de nombreux membres furent tués, blessés ou expulsés – laissant la société palestinienne sans défense et sans chef au moment où elle en avait le plus besoin en 1948.

Hypocrisie occidentale

Une ligne directe relie la vague promesse britannique faite au mouvement sioniste il y a un siècle et la catastrophe (« Nakba ») qui frappa le peuple palestinien en 1948. Certains décideurs politiques britanniques ont par la suite nourri des doutes quant à la validité de la déclaration Balfour. En 1930, ils réfléchirent à son retrait, mais abandonnèrent rapidement un revirement aussi spectaculaire.

En 1939, les dirigeants britanniques tentèrent de restreindre l’immigration juive en Palestine et l’achat de terres, mais ils furent fustigés pour cette politique en raison de l’essor du nazisme et du fascisme, qui transformèrent la Palestine en l’un des rares refuges pour les juifs fuyant l’Europe. La condamnation venait d’un monde occidental hypocrite qui fit très peu pour sauver les juifs pendant l’Holocauste ou pour ouvrir ses portes aux survivants immédiatement après la guerre.

Les Britanniques durent accepter le verdict international selon lequel les juifs européens devaient être indemnisés en permettant au mouvement sioniste de coloniser davantage la Palestine. Ils devinrent également les ennemis du mouvement sioniste. Ces pressions, associées à la transformation de la Grande-Bretagne de puissance mondiale en acteur de second plan sur la scène internationale, conduisirent à sa décision en février 1947 de renvoyer la question de la Palestine aux Nations unies.

Cependant, la Grande-Bretagne était toujours responsable de la loi et de l’ordre entre février 1947 et mai 1948, et dans ce cadre, elle fut témoin, resta indifférente et se fit parfois complice du résultat final et désastreux de la déclaration Balfour, à savoir le nettoyage ethnique des Palestiniens en 1948.

Le plan de nettoyage ethnique

La décision britannique incita les dirigeants militaires et politiques de la communauté juive à concevoir leur propre version de « la logique de l’élimination de l’indigène ». En mars 1948, les dirigeants juifs produisirent le plan Daleth, qui, je pense, était un plan clair visant à la suppression systématique des Palestiniens de Palestine.

L’importance du plan résidait dans la façon dont il fut traduit en un ensemble de commandes opérationnelles envoyées aux forces juives en mars, avril et mai 1948. L’essence de ces ordres était d’occuper les villages, les villes et les quartiers, d’expulser leurs habitants et, dans le cas des villages, de faire exploser les maisons pour empêcher tout retour.

Les Britanniques étaient déjà en train de se retirer de certaines parties de la Palestine lorsque débuta ce nettoyage ethnique, mais ils étaient présents dans les espaces urbains, là où eurent lieu les principaux efforts de nettoyage ethnique. Les Britanniques agirent en tant qu’observateurs et médiateurs, comme dans le cas de Haïfa, mais n’intervinrent pas lorsque les personnes qui commençaient à partir en vertu d’un accord furent bombardées par les forces juives en route vers le port.

C’est un chapitre honteux de l’histoire, aussi honteux que la déclaration elle-même. À la fin du nettoyage ethnique, la moitié de la population palestinienne avait été expulsée, la moitié de ses villages démolis et la plupart de ses villes dépeuplées. Sur leurs ruines, Israël construisit des kibboutzim et planta des pins européens pour tenter d’effacer la nature arabe de la Palestine.

La voie à suivre

La Grande-Bretagne reconnut assez rapidement l’État juif et contribua davantage à la catastrophe palestinienne en soutenant la partition de la Palestine post-mandat entre la Jordanie et Israël. De plus, les Britanniques firent tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher la création d’un État palestinien, même dans une partie seulement de la Palestine. La destruction de la Palestine devint la conséquence inévitable de la déclaration Balfour.

Le projet sioniste de colonisation de peuplement n’a toutefois pas aussi bien réussi que les projets américain ou australien et pourrait finir comme le projet sud-africain. Il est trop tôt pour le dire, mais à travers ce prisme, il est possible de mieux comprendre pourquoi un conflit existe en Israël et Palestine et quelle devrait être – du moins en principe – la voie à suivre pour le résoudre.

Ilan Pappé est professeur d’histoire, directeur du Centre européen d’études sur la Palestine et co-directeur du Centre d’études ethno-politiques d’Exeter à l’Université d’Exeter.

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