Les ONG en Afrique : un idéalisme impérial

« Mais qui vous a dit que ces populations avaient besoin de vous ? » Cette question, posée par un Burkinabé de la région de l’Oudalan à un membre d’une Organisation Non Gouvernementale (ONG), révèle avec une simplicité désarmante toute l’absurdité que revêtent trop souvent les prétentions de certaines organisations occidentales qui interviennent pour x ou y raison sur le continent africain[1].

De l’aide au développement à l’action humanitaire, de la défense des droits humains au droit d’ingérence humanitaire incarné par la doctrine de la « responsabilité de protéger » (R2P) , les ONG sont depuis quelques années maintenant sur tous les fronts et de toutes les batailles. Confrontée à plusieurs crises humanitaires, l’Afrique est devenue depuis un temps maintenant leur terrain de prédilection.

Ainsi a-t-on vu des coopérants occidentaux débarquer et s’impliquer directement sur le terrain dans des projets de développement voire dans les mouvements sociaux, au nom de la lutte contre la pauvreté et la démocratie. Une situation qui semble satisfaire les populations trahies et très souvent abandonnées à leur sort par des pouvoirs politiques corrompus et/ou soumis aux humeurs des fondamentalistes néolibéraux.

Si l’on ne peut, certes, pas prêter d’obscures intentions à toutes ces femmes et ces hommes qui débarquent sur le continent africain pour soulager les souffrances des populations confrontées aux injustices de toute sorte, il est néanmoins établi que la plupart des ONG, qui emploient ces gens de bonne volonté, entretiennent des rapports pour le moins étroits avec leurs pays d’origine et certains intérêts privés impliqués d’une manière ou d’une autre dans ces injustices. Ne pas tenir compte des liens incestueux existant entre les pouvoirs politiques du Nord, des intérêts privés et ces mercenaires de l’humanitaire, comme le font souvent les Africains, relève de l’irresponsabilité.

Les interventions des ONG occidentales dans plusieurs évènements auxquels le continent Noir est confronté depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont prouvé que « le droit d’ingérence, sous des prétextes humanitaires, permet et facilite l’ingérence impérialiste ». Ainsi, au nom de l’impératif de lutte contre la pauvreté, des grands noms de l’humanitaire comme CARE, Vision mondiale, International Rescue Committee (IRC), Médecins sans frontières (MSF), Action contre la faim, Oxfam et ses différentes sections ainsi qu’une constellation de petites ONG… grassement financés par des gouvernements ─ à travers les agences d’aide au développement comme par exemple l’USAID, l’ACDI, le DC-ECHO (service d’aide humanitaire de la Commission Européenne)…─, des institutions financières internationales et d’importants intérêts privés du Nord, investissent les villes africaines pour, dit-on, soulager la détresse humaine sans toutefois en relever les causes profondes et dénoncer les responsables. Comme le fait observer Mohamed Belaali, « l’humanitaire ne fait que soulager, dans le meilleur des cas, très momentanément la détresse humaine. Il ne s’attaque pour ainsi dire jamais aux racines des malheurs des hommes, c’est-à-dire au capitalisme dégradant. Dans ce sens, il est non seulement au service de l’ordre établi, mais il le perpétue. L’humanitaire dans un système inhumain, est donc une illusion pour ne pas dire une absurdité. »[2]

On se rappellera aussi que c’est au nom des nobles principes de défense des droits de l’homme et de la démocratie que la Libye de Kadhafi a été renvoyée à l’âge de la pierre taillée; au nom des mêmes principes, l’ex-Yougoslavie a été agressée par l’OTAN et renvoyée à l’âge de la pierre polie. Et à chaque fois, avec l’assentiment des ONG qui prétendent défendre les droits humains et la démocratie. L’ancien secrétaire d’État américain, Colin Powell n’a-t-il pas raison lorsqu’il déclare, je cite : « Nous avons les meilleures relations avec les ONG, qui sont un tel multiplicateur de forces pour nous, une part si importante de notre équipe de combat […] »?

L’expansion impérialiste, dès les premiers âges de la colonisation à ceux du néocolonialisme et de la démocratie du marché, a toujours eu besoin d’un discours acceptable ─ pour ne pas dire mielleux─, pour se justifier aux yeux de l’opinion publique. Hier, on envoyait les missionnaires blancs pour civiliser les « sauvages » d’Afrique et d’Amérique en leur apportant lumière et civilisation, aujourd’hui on « s’ingère humainement » pour leur offrir démocratie, liberté et développement. Des crimes ignobles ont été commis pour « élever » des « sauvages » au rang d’êtres civilisés. L’enfer aussi est pavé de bonnes intentions.

Les politiques d’aide ou d’assistance ont pour objectif, non pas de soulager les souffrances comme le prétendent certains, mais d’entretenir la dépendance des États et des peuples. Le développement international, dans la plupart des pays occidentaux dont est originaire la grande majorité d’ONG, est une sous-branche des Affaires étrangères. Dans une telle optique, le terme OAG (Organisation d’un Autre Gouvernement) serait plus approprié qu’ONG[3]. Car ces organisations soi-disant « non gouvernementales » sont plutôt des organisations d’un « Autre » gouvernement. Elles établissent un plan de fonctionnement et d’intervention en parfaite adéquation avec les intérêts des pouvoirs dominants qui appauvrissent ce que les faiseurs d’opinions dénomment le « Sud ». Même s’il leur arrive de fustiger le comportement de certains gouvernements occidentaux en Afrique, il n’empêche qu’elles constituent les outils essentiels utilisés pour perpétuer et satisfaire ces intérêts particuliers.

Dans plusieurs pays africains aux prises avec des gouvernements irresponsables, l’impact de ces organisations a pris d’inquiétantes proportions, notamment auprès des populations livrées à elles-mêmes et de la société civile. Les inavouables desseins des puissants intérêts capitalistes ─ ces individus, qui font partie du 1% qui pille et tue le monde ─, se servant de certaines organisations « humanitaires » ou « droitdel’hommistes », sont souvent difficilement détectés. Ce qui fait que peu d’Africains s’aventurent à questionner les fondements et les objectifs inavoués de toutes ces organisations qui prétendent combattre la pauvreté, défendre la démocratie et les droits de l’homme dans leur pays.

Cette situation suscite, on s’en doute, certaines inquiétudes auprès d’organisations et de groupes d’activistes africains militant contre l’impérialisme occidental sur le continent sous toutes ses formes. Il y a deux semaines, par exemple, sur le plateau de l’émission hebdomadaire « Le Grand Rendez-vous » diffusée par la télévision sénégalaise 2sTV, le panafricaniste Kemi Seba, a exprimé sa vive déception vis-à-vis de Malal Talla alias « Fou Malade » du célèbre groupe d’activistes sénégalais « y’en a marre », à qui il reproche d’avoir reçu des financements d’ONG comme Oxfam (Oxford Committee for Famine Relief) , qui selon le chroniqueur « ne sont pas les amis des Africains » mais « des officines mondialistes, qui sont aujourd’hui les nouveaux relais du colonialisme sur le continent africain. » Offusqué, « Fou malade » a réagi en déclarant que M. Seba recevait lui aussi des financements de l’Iran, « un pays qui vend des armes »… S’en est suivi alors un bon moment d’envolées verbales qui ont culminé, le lendemain, aux excuses de Kemi Seba qui a déclaré n’avoir pas « pensé aux téléspectateurs » de l’émission.

Le clash survenu entre les deux frères africains a, certes, provoqué une polémique et enflammé les réseaux sociaux, mais il a eu aussi, de mon point de vue, le mérite de soulever une question fondamentale à laquelle bien des mouvements africains dits de la « société civile » sont confrontés aujourd’hui dans leur rapport avec l’Occident. Peut-on se réclamer d’une mouvance du peuple, anti-système ou anti-impérialiste tout en acceptant le financement d’organisations occidentales?

Le journaliste Fadel Baro, le coordinateur et fondateur du mouvement « Y’en a marre » a reconnu ─ tout comme son compagnon « Fou malade »─, que les ONG Oxfam et OSIWA (Open Society Initiative for West Africa) ainsi que des entreprises sénégalaises ont été (et/ou sont encore?) les principaux bailleurs du groupe. Si l’on peut exclure, d’emblée, ces ONG de la liste des organisations dites « sionistes », il n’empêche qu’elles sont essentiellement financées par des gouvernements, mais aussi des très gros intérêts corporatifs. On trouve, par exemple, parmi les grands soutiens financiers d’Oxfam, des firmes comme Coca-cola, IBM ou les fondations Melinda et Bill Gates, Rockefeller, Ford (un paravent philanthropique de la CIA)… et l’Open Society Institute (OSI) du célèbre spéculateur américain d’origine juive, Georges Soros. Et ce dernier est aussi le parrain de l’ONG OSIWA qu’il a créée en 2000.

Basée à Dakar, OSIWA fait partie du réseau mondial d’ONG parrainées par le spéculateur américain, qui se présente lui-même comme un « philanthrope politique » affirmant souffrir d’une drôle de pathologie : la « surextension impériale ». Elle est présente dans plusieurs pays de la CEDEAO (Communauté des États d’Afrique de l’Ouest), en Afrique centrale (Tchad et Cameroun) et en Mauritanie. Comme toutes les organisations chapeautées par Soros, elle a comme leitmotiv « la démocratie et les droits de l’homme »[4]. On la croit sans problème. Mais comment démêler, dans les investissements de Georges Soros, l’action de l’homme d’affaire et celle du « philanthrope politique » alors qu’il règne sur un empire mondial où la rhétorique sur la démocratie et les droits humains sert de faux nez dissimulant les menées de divers intérêts occidentaux sur le continent africain?

On se rappellera du rôle joué par l’OSI de Soros et le gouvernement américain dans ce que les médias occidentaux ont baptisé le « printemps arabe » et dans les « révolutions de couleur » en Europe de l’Est, afin d’intégrer les États ciblés à une mondialisation fondée sur les exigences du capitalisme financier international.

Il y a quelques temps, Georges Soros et les responsables d’OSIWA ont été reçus par le mouvement « Y’en a marre ». Le groupe d’activistes sénégalais « a sollicité des financements pour un certain nombre de projets dont la mise sur pied de l’Observatoire national de la démocratie et des droits humains. » On ne peut douter des nobles intentions de ce groupe d’activistes qui a mobilisé le peuple sénégalais pour barrer la route au président Abdoulaye Wade. Mais la démarche est sans rappeler la stratégie mise en place en Afrique du Nord par l’OSI et d’autres organisations américaines de « promotion de la démocratie » les années précédant le « printemps arabe ». Le modus operandi est toujours le même : s’appuyer sur les revendications légitimes des peuples opprimés et révoltés pour avancer des politiques chères à la démocratie du marché. Pour ce faire, on fait des yeux doux à des groupes de la « société civile » ayant pignon sur rue; un merveilleux travail de cooptation est entrepris pour gagner les cœurs et les esprits de certains activistes ciblés.

Ce n’est donc pas un hasard si le ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius a, en marge de sa rencontre avec le président sénégalais Macky Sall à Dakar, rendu visite au mouvement de jeunes contestataire «Y’en a marre».

En effet, Fadel Barro, devenu un leader d’opinion respecté au Sénégal, avait reçu la visite de M. Fabius, le 29 juillet 2012 à Dakar. Quelques temps après, le président Obama lui a marqué son soutien, en même temps qu’à dix autres représentants de la société civile parmi lesquels figurent l’historienne et militante féministe Penda Mbow, le représentant de l’ONG Enda Tiers-Monde Emmanuel Ndione et Moussa Mbaye, du Forum civil, la section sénégalaise de Transparency International. La rencontre s’est tenue pendant une demi-heure dans une ambiance décontractée au Gorée Institute, une autre ONG de promotion de la paix et de la démocratie en Afrique fondée en 1992 à Dakar[5]. Pour la petite histoire, la Gorée Institute fait également partie des organisations créées par… George Soros. On comprend que le choix du lieu n’est pas un fait du hasard non plus. Transparency International, dont dépend le Forum civil, est aussi un instrument au service du système dominant; cette ONG est en effet une émanation du Centre pour l’entreprise privée internationale (CIPE), un des quatre principaux instituts de la NED (National Endowment for Democracy, une « ONG » américaine totalement subventionnée par le Congrès américain et servant de vitrine aux activités de la CIA) se focalisant sur « la diffusion de l’idéologie capitaliste libérale et la lutte contre la corruption. »[6]

En apportant leur concours financier à différentes associations ou mouvements africains, les fondations de Georges Soros et certaines ONG occidentales mènent de facto des actions d’ingérence dans la vie socio-politique et économique des pays dans lesquels elles opèrent en vue d’orienter les décisions en fonction de leurs intérêts.

Même si certains gouvernements africains ont démissionné de leur mission régalienne, une prise de conscience du côté africain est urgente. Dans un contexte international de crise, de plus en plus incertain et agressif, et au moment où la politique de la canonnière est remise au goût du jour par les « enseignants de la démocratie », les mouvements africains se réclamant de la société dite « civile » comme « Y’en a marre », le Forum civil, etc., quelque soit par ailleurs la sincérité de leurs militants, doivent se méfier de toutes ces « organisations-pièges » qui donnent aux puissances occidentales une légitimité pour les coopter, les dominer et les instrumentaliser afin d’atteindre d’inavouables objectifs dans nos pays. Ces organisations occidentales, qui n’ont d’« internationales » que le nom, sont l’incarnation d’un colonialisme de type nouveau.

La lutte contre la pauvreté et les injustices, l’aspiration à la paix et à la dignité, l’élaboration d’une perspective de développement durable sur le continent africain implique que les peuples d’Afrique résistent à cet ordre cannibale nouveau incarné par des mercenaires de l’humanitaire, sous-traitants officieux d’un système qui ne peut plus assurer les exigences indispensables à la dignité humaine et à la créolisation du monde. Il est grand temps que les Africains ouvrent les yeux et privilégient avant tout leurs intérêts. Comme nous le rappelle cette grande figure noire de la lutte anti-apartheid, Steve Biko : «l’arme la plus puissante dans les mains des oppresseurs, est la mentalité des opprimés! »

[1] Jacques Claessens, Qui a dit que nous avions besoin de vous?, Ecosocieté, 2013.

[2] Mohamed Belaali, « L’humanitaire au service du capital », Le Grand Soir, 23 août 2009.

[3] Peter Hallward, Damming the Flood: Haiti, Aristide and the Politics of Containment, Verso, 2010.

[4] www.osiwa.org

[5] « Pour Fadel Baro, du mouvement Y’en a marre, “Obama est un président sympa et attentif” », RFI, 29 juin 2013.

[6] www.cipe.org/francais/

Source: http://panafricanism2point0.com

 

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