Début 2017, j’ai reçu une invitation à prendre la parole lors d’un événement organisé à Stockholm par l’Institut suédois des affaires internationales (SIIA) pour marquer le cinquantième anniversaire de l’occupation par Israël de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. C’est du moins ce que je pensais. Mais lorsque les documents publicitaires ont été diffusés quelques mois plus tard, l’événement était annoncé comme une analyse du cinquantième anniversaire de la guerre israélo-arabe de 1967, sans aucune mention dans le titre ou le résumé de l’occupation israélienne, contrairement à ce qui avait été dit lors d’échanges antérieurs avec les organisateurs.rices. Lorsque j’ai posé des questions à ce sujet, un chercheur principal de la SIIA m’a répondu que personne ne contestait l’occupation d’Israël, mais qu’il s’agissait du titre et du résumé de l’événement. Si personne ne la contestait, pourquoi, ai-je demandé, la SIIA essayait-elle délibérément d’éviter d’utiliser ce terme ? J’ai menacé de me retirer de l’événement si le titre et le résumé n’étaient pas modifiés pour refléter le consensus international sur le statut des terres palestiniennes occupées par Israël depuis 1967. J’ai refusé de participer à une discussion qui évitait d’utiliser le terme « occupation », ce qui impliquerait que cette définition juridique internationale (presque) universellement acceptée était contestée et sujette à débat. Malheureusement, je n’ai pas eu gain de cause : mes préoccupations ont été balayées, l’événement a été annulé et aucune explication (ou excuse) n’a été fournie.
Si je commence cette critique de livre par cette anecdote personnelle, c’est pour souligner que les termes, les définitions et les encadrements sont importants parce qu’ils façonnent notre compréhension du monde et le contexte dans lequel nous agissons. Pour moi, il y a quelque chose de louche lorsque des instituts de recherche respectables tels que la SIIA choisissent de « diluer » le titre et le résumé d’un événement en ignorant le droit international, les résolutions de l’ONU et même la position de son propre gouvernement, la Suède, en matière de politique étrangère. Imaginez un événement similaire dans les années à venir, à l’occasion de l’anniversaire de l’invasion et de l’occupation de l’Ukraine par la Russie. Vous n’y arrivez pas ? Non, moi non plus.
Ce n’est qu’un exemple, parmi tant d’autres, de la manière dont certaines institutions et personnes évitent délibérément d’utiliser des termes et des définitions qu’Israël n’approuve pas et contre lesquels il proteste bruyamment. Que ces omissions soient motivées par l’ignorance, la lâcheté ou la complicité, le résultat est le même : elles contribuent à brouiller les pistes sur les causes du « conflit » israélo-palestinien. J’utilise délibérément des guillemets au mot « conflit » parce qu’il vaut mieux comprendre la situation comme une lutte pour les droits et l’autodétermination des Palestinien.ne.s contre l’État-colonial d’occupation d’Israël qui emploie des pratiques brutales de contre-insurrection, d’occupation militaire et des politiques d’apartheid pour contrôler, réprimer et déposséder les Palestinien.ne.s. Ce point de vue a été récemment approuvé par des organisations de défense des droits de l’homme telles qu’Amnesty International, B’Tselem et Human Rights Watch, ainsi que par des experts des droits de l’homme, dont les auteurs.rices de cet important ouvrage. Les Palestinien.ne.s, y compris l’une de leurs plus importantes organisations de défense des droits de l’homme, Al-Haq, comprennent depuis longtemps leur situation de cette manière ; ils attendent toujours que le reste du monde les rattrape.
L’occupation par Israël de la Cisjordanie et de la bande de Gaza (y compris l’annexion illégale de Jérusalem-Est) est l’une des plus longues occupations militaires de l’histoire moderne, même si le droit des Palestinien.ne.s à l’autodétermination est indiscutablement inscrit dans le droit international et continuellement approuvé par les Nations unies. Israël est le seul État souverain à contrôler l’ensemble du territoire allant du Jourdain à la mer Méditerranée ; l’existence de l’Autorité Palestinienne établie après les accords d’Oslo (aujourd’hui rebaptisée « État de Palestine », mais toujours sans droits souverains) ne change rien à ce fait fondamental. Pourtant, les alliances géopolitiques actuelles, et notamment l’important soutien occidental dont bénéficie Israël, ont bloqué la décolonisation et ont condamné et confiné les Palestinien.ne.s dans des bantoustans soumis.es à la violence des colons et de l’armée israélienne, à la répression et au dé-développement. Et chaque année, la situation s’aggrave. L’ONU (et ses différents organes) est l’un des rares forums où les droits des Palestinien.ne.s sont reconnus et soutenus, tandis qu’Israël est condamné pour sa violation de ces droits, bien que peu d’efforts soient faits pour lui demander des comptes. Cette situation a transformé divers organes de l’ONU en champs de bataille où se déroulent d’âpres disputes, en particulier parce que les États du Sud font systématiquement entendre leur voix et votent en faveur des droits des Palestinien.ne.s, tandis que les États occidentaux votent contre ou s’abstiennent et que les États-Unis protègent Israël en opposant leur veto au Conseil de sécurité de l’ONU. C’est toujours la même histoire : les impuissant.e.s se soutiennent les un.e.s les autres, tandis que les puissant.e.s défendent les leurs ; qui se ressemblent s’assemblent.
« Cette situation a transformé les différents organes des Nations Unies en champs de bataille, notamment parce que les États du Sud font systématiquement entendre leur voix et votent en faveur des droits des Palestinien.ne.s, tandis que les États occidentaux votent contre ou s’abstiennent et que les États-Unis protègent Israël en opposant leur veto au Conseil de sécurité de l’ONU. »
Il n’est donc guère surprenant d’apprendre que peu de postes de l’ONU suscitent autant d’examens et de critiques que celui du rapporteur spécial de l’ONU sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés (RSSP) depuis 1967 (ci-après RS). Israël et ses partisans accueillent chaque rapport et commentaire de ces experts en droits de l’homme avec des accusations de partialité anti-israélienne et d’antisémitisme (même de la part de ceux.celles qui sont juifs.ves, comme Richard Falk). Protéger les droits de l’homme en Palestine occupée : Travailler avec les Nations Unies est donc un livre éclairant, écrit par trois des quatre derniers RSSP depuis 2001 : John Dugard (2001-2008), Richard Falk (2008-2014) et Michael Lynk (2016-2022), avec un avant-propos de l’actuelle titulaire du poste, Francesca Albanese (2022- ) – la première femme à occuper ce poste. Il fournit un récit cumulatif qui donne à réfléchir sur les violations des droits de l’homme des Palestinien.ne.s commises par Israël au cours des 22 dernières années, telles qu’elles sont documentées dans les rapports au Conseil des droits de l’homme des Nations unies (CDH) rédigés par Dugard, Falk et Lynk, ainsi que des réflexions personnelles saisissantes sur les obstructions et les attaques dont ils ont fait l’objet, tant au sein du système des Nations Unies que de la part d’Israël et de ses alliés. L’une des nombreuses réminiscences mémorables du livre est celle où Falk se souvient d’avoir été traité de « fruitcake » (équivalent de « cinglé » en français) par John Bolton, un ambassadeur américain de haut rang à l’ONU (p.30) – un terme injurieux qui conviendrait certainement mieux à un faucon néoconservateur tel que lui.
Le livre est divisé en trois parties principales. La première partie est constituée d’essais individuels rédigés par Dugard, Falk et Lynk, qui résument leurs expériences au cours de leurs mandats respectifs. La deuxième partie est constituée d’extraits de leurs rapports au CDH, qui mettent en lumière les aspects les plus significatifs de la violation par Israël des droits de l’homme des Palestinien.ne.s. Les preuves méticuleusement documentées et présentées dans ces rapports constituent un dossier précieux sur lequel de nombreux journalistes, politicien.ne.s, diplomates et chercheurs.euses (dont je fais partie) s’appuient pour obtenir des informations. La troisième partie complète le livre avec des essais individuels de Dugard, Falk et Lynk qui évaluent ce qu’ils estiment avoir été accompli au cours de leurs mandats et réfléchissent aux déceptions. Dans leur conclusion commune, ils affirment que ce rôle de premier plan est devenu un véhicule important pour « normaliser des formulations auparavant taboues » telles que « colonialisme de peuplement » et « apartheid » pour décrire Israël et son régime de contrôle sur les Palestinien.ne.s (p. 372). Dans son premier rapport en tant que Représentante Spéciale du Secrétaire Général des Nations Unies, Albanese a brisé un autre tabou en insistant : « Dans le territoire palestinien occupé, le terme « colonies » est plus exact que le terme « implantations », car ce dernier neutralise leur caractère illégal ». J’ai interrogé Mme Albanese sur la réaction d’Israël à ce sujet et elle m’a répondu : « Il n’y a pas eu de réaction spécifique, mais les groupes de soutien israéliens ont généralement réagi négativement, m’accusant – comme ils l’ont fait à l’égard de mes prédécesseurs et d’autres observateurs.rices des droits de l’homme réputé.e.s – de partialité. Il est important de souligner que l’utilisation d’une terminologie précise et exacte est cruciale pour une discussion bien informée qui peut conduire à une évolution positive du débat et contribuer à la poursuite de la justice et de la paix dans la région. »
Le langage est puissant parce qu’il (re)façonne notre réalité. Bien sûr, ces descriptions sont utilisées depuis des décennies par les Palestinien.ne.s, les militant.e.s étranger.e.s et les universitaires. Mais lorsque ces termes sont utilisés par d’éminent.e.s expert.e.s internationaux.ales des droits de l’homme, avec le sceau d’approbation des Nations Unies, ils ont plus d’impact et sont symboliquement significatifs parce qu’ils touchent un public plus large, peuvent contribuer à influencer l’opinion publique et approfondir les arguments en faveur d’une action politique et juridique contre Israël. Albanese partage cet avis : « Je crois que mon mandat joue un rôle important dans la remise en question des tabous qui prévalent et dans la promotion d’un discours nécessaire inspiré par les droits de l’homme ». C’est là que réside la raison des attaques d’Israël contre l’expertise et l’objectivité de ces titulaires de postes, ainsi que contre le mandat de l’ONU lui-même.
Le système des rapporteurs.rices spéciaux.ales des Nations Unies et le mandat palestinien
Le mandat du.de la rapporteur.rice spécial.e a été établi en 1993 par la Commission des droits de l’homme des Nations Unies (UNCHR), précurseur de l’UNHRC. Le CDH est un organe subsidiaire de l’Assemblée générale des Nations Unies et travaille en étroite collaboration avec le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH). L’Assemblée générale des Nations Unies élit les 47 sièges du CDH, qui sont répartis entre les cinq groupes régionaux géopolitiques des Nations Unies : treize pour l’Afrique, treize pour l’Asie, six pour l’Europe de l’Est, huit pour l’Amérique latine et les Caraïbes, et sept pour le groupe des États d’Europe occidentale et autres États. Cette répartition des membres signifie que ce forum est l’un des rares endroits où l’Occident et ses alliés sont en minorité ; il est important de garder cela à l’esprit lorsque l’on examine les accusations selon lesquelles le CDH est partial à l’égard d’Israël.
Les rapporteurs.rices spéciaux.ales (RS) sont des « procédures spéciales » du CDH et ont un mandat de trois ans, qui peut être renouvelé pour un deuxième mandat de trois ans. Les RS sont des expert.e.s indépendant.e. chargé.e.s de faire rapport sur les droits de l’homme d’un point de vue thématique ou spécifique à un pays : ils.elles effectuent des visites, organisent des consultations d’expert.e.s, rédigent des rapports et s’engagent dans des activités de plaidoyer. Les bureaux nationaux du HCDH soutiennent leurs activités. Les modalités de sélection des RS ont évolué au fil des ans : aujourd’hui, la procédure prévoit que les candidat.e.s déposent leur candidature, qu’une liste restreinte soit examinée par un groupe consultatif d’ambassadeurs.rices qui formule une recommandation au président du CDH, laquelle est ensuite soumise au vote de l’ensemble des membres du CDH.
La première procédure spéciale était un groupe de travail ad hoc d’expert.e.s créé en 1967 pour enquêter sur la situation des droits de l’homme dans l’Afrique du Sud de l’apartheid. Il existe aujourd’hui quarante-quatre procédures spéciales thématiques (par exemple, les droits de l’homme des migrant.e.s, le droit à l’alimentation) et douze procédures spéciales par pays (par exemple, Myanmar, Somalie) ; elles rendent compte directement au CDH et à l’Assemblée générale des Nations Unies. Plus important encore, et c’est ce qui les rend si indépendant.e.s, ils.elles ne sont pas membres du personnel de l’ONU et ne reçoivent pas de salaire. Les titulaires de ces postes sont donc en mesure de faire entendre une voix indépendante, libérée du langage diplomatique et des marchandages qui caractérisent le système des Nations Unies.
Les États sont tenus de coopérer avec les procédures spéciales en tant que condition d’adhésion à l’ONU, et en particulier d’autoriser les voyages de mission destinés à recueillir des informations pour les deux rapports complets que les procédures spéciales doivent préparer chaque année. Mais il n’existe aucun moyen institutionnel d’agir contre les États qui refusent l’accès. Dugard a été le dernier RS autorisé par Israël à se rendre dans le territoire palestinien occupé (TPO). Dans ce livre, il souligne l’importance de ces voyages, notamment pour visualiser l’éviscération de la Cisjordanie causée par les nombreuses restrictions imposées par Israël à la circulation et à la vie quotidienne des Palestinien.ne.s, par le tracé du mur et par les colonies israéliennes. Il a également pu observer l’impact cumulatif et dévastateur du blocus israélien sur Gaza au cours de son mandat : « J’ai visité Gaza chaque année de 2001 à 2007 et j’ai vu sa transformation d’un territoire côtier animé en une terre assiégée dont les habitant.e.s vivaient dans la crainte d’une nouvelle offensive israélienne » (p.26).
Israël a bloqué l’accès à tous les rapports de mission des rapporteurs.rices spéciaux.ales qui ont suivi. Falk a été détenu et expulsé lors de son premier voyage de mission en décembre 2008, bien qu’il ait pu se rendre à Gaza via l’Égypte en 2012 (un itinéraire qui a été fermé après le coup d’État égyptien de 2013). Ni Lynk ni Makarim Wibisono (RS de 2014 à 2016) n’ont été autorisés à se rendre dans le TPO ; en effet, Wibisono a démissionné après seulement dix-huit mois, frustré par le refus d’Israël de coopérer avec le mandat, malgré sa promesse de le faire s’il était élu. Israël a également refusé jusqu’à présent l’entrée à Mme Albanese, bien qu’elle ait vécu à Jérusalem-Est pendant de nombreuses années en tant qu’employée de l’UNRWA dans les années 2010 et qu’elle ait été témoin de la situation de près. Ce manque d’accès a rendu le rapporteur spécial plus dépendant du bureau du HCDH dans le pays ainsi que d’autres organisations (palestiniennes, israéliennes et internationales) qui cataloguent les violations des droits de l’homme palestiniens par Israël – leur rôle essentiel est reconnu et apprécié par les auteurs.rices.
Le mandat des rapporteur spécial est de documenter les violations par Israël des droits de l’homme des Palestinien.ne.s dans le TPO ; il ne couvre pas les violations des droits de l’homme perpétrées par les autorités palestiniennes de Cisjordanie et de Gaza, ni par aucun des groupes armés palestiniens opérant dans le TPO (ni les violations commises à l’intérieur de la « ligne verte » par l’une ou l’autre des parties). Cependant, Dugard, Falk et Lynk ont parfois critiqué l’Autorité Palestinienne et les groupes armés palestiniens pour des violations des droits de l’homme, bien que cela ne relève pas de leur mandat. Israël et ses partisans affirment que ce mandat limité est une preuve supplémentaire de la partialité du CDH à l’égard d’Israël.
Il est difficile de ne pas conclure qu’Israël fait cette critique de mauvaise foi, car même lorsque le CDH entreprend des enquêtes qui incluent à la fois Israël et les groupes palestiniens, comme le rapport 2009 de la Mission d’établissement des faits de l’ONU sur le conflit de Gaza (connu sous le nom de rapport Goldstone), Israël refuse toujours de coopérer (l’équipe d’enquête a dû accéder à Gaza par le passage de Rafah avec l’Égypte). Israël a également rejeté les conclusions du rapport Goldstone, qui accusent à la fois Israël et le Hamas de crimes de guerre et de possibles crimes contre l’humanité. Les pressions exercées par Israël et les États-Unis ont fait en sorte que les recommandations du rapport ne soient pas mises en œuvre.
Les retombées du rapport Goldstone – y compris la décision de Richard Goldstone de le désavouer – ont été particulièrement obscures et dommageables, mais aussi représentatives de ce qui se passe lorsque l’on tente de demander des comptes à Israël, que les groupes palestiniens soient inclus ou non. En 2010, l’Institut Reut, un groupe de réflexion créé pour fournir une « aide à la décision » au gouvernement israélien, a affirmé que le rapport Goldstone était un « jalon important » dans ce qu’il a appelé la « campagne de délégitimation » contre Israël. Les rapports rédigés par des expert.e.s respecté.e.s en matière de droits de l’homme et publiés sous l’égide de l’ONU sont donc pris très au sérieux par Israël et ses partisans, et c’est la raison pour laquelle ils sont attaqués avec tant de véhémence.
Pourquoi Israël et ses partisans tentent-ils de « s’attaquer au messager » ?
En 2014, j’ai interrogé Falk et des fonctionnaires des agences de l’ONU dans le TPO, des militant.e.s des droits de l’homme dans le TPO et en Israël, ainsi que des fonctionnaires palestinien.ne.s et israélien.ne.s, afin de comprendre le rôle du rapporteur spécial lui-même et l’expérience qu’il a acquise en l’assumant. Toutes les personnes que j’ai interrogées considèrent que ce rôle est bon et nécessaire (à l’exception du fonctionnaire israélien qui a répété l’allégation selon laquelle Falk était antisémite et qui n’a pas été surpris par ma réponse indiquant que Falk est juif). L’indépendance du poste a été particulièrement appréciée parce qu’elle permettait aux titulaires d’offrir des évaluations factuelles sans être gêné.e.s par la menace de perdre leur emploi à cause de la pression diplomatique. De nombreux.ses fonctionnaires de l’ONU dans le TPO m’ont raconté qu’ils.elles avaient été examiné.e.s et attaqué.e.s d’une manière qui ne se produisait pas dans d’autres postes, ce qui les a poussés à l’autocensure.
Des révélations similaires sont faites dans ce livre. Dugard révèle qu’il regrette de s’être abstenu d’utiliser le terme « apartheid » jusqu’en janvier 2007, « par crainte » que ses rapports ne soient pas pris au sérieux (p.28). Falk évoque les messages privés d’encouragement qu’il a reçus de fonctionnaires de l’ONU lors des attaques dont il a fait l’objet, bien que nombre d’entre eux n’aient pas voulu afficher publiquement leur soutien (p. 35). Lynk décrit comment il a observé de près la réticence de certains hauts fonctionnaires de l’ONU à s’engager sur cette question en raison du « sturm und drang » (tempête et stress) qui a accueilli toute tentative de discussion sur l’occupation israélienne et les violations des droits de l’homme des Palestinien.ne.s (p.50). De telles révélations permettent de jeter un coup d’œil derrière les rideaux de l’ONU, ce qui est rare et troublant (bien que peu surprenant).
Israël et ses partisans consacrent énormément de temps et d’énergie à attaquer le CDH et les personnes occupant le poste du RS du Secrétaire général des Nations Unies. Mais le CDH n’a pas le pouvoir d’agir et Israël jouit d’une quasi-impunité grâce au veto américain au Conseil de sécurité de l’ONU. Alors, pourquoi s’en préoccuper ?
Pour une raison simple : Israël craint un changement potentiel de l’opinion publique internationale et de l’élite, qui pourrait intensifier et populariser les appels au boycott, au désinvestissement et aux sanctions. Il cible donc quatre sites principaux pour consolider son soutien et intimider ses détracteurs.rices. Le premier est le mouvement palestinien de boycott, de désinvestissement et de sanctions (BDS), fondé en 2005 par des groupes de la société civile palestinienne. Le mouvement BDS gagne du terrain dans le monde entier, notamment en s’appuyant sur la culture populaire pour toucher un public plus large, avec des soutiens de premier plan comme la star du rock Roger Waters et l’auteur Sally Rooney. La deuxième cible est constituée par les États et les élites politiques ; Israël est pratiquement assuré du soutien de l’Occident, mais ne bénéficie pas d’un soutien similaire de la part des pays du Sud, qui ont tendance à reconnaître le colonialisme et l’apartheid lorsqu’ils en sont témoins et soutiennent donc les droits des Palestinien.ne.s. La troisième cible est constituée par les organisations de défense des droits de l’homme et les experts en droits de l’homme qui témoignent des violations commises par Israël, cataloguant un dossier toujours plus vaste de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité potentiels. La quatrième cible est constituée par les organisations internationales telles que l’ONU, la Cour pénale internationale et la Cour internationale de justice, qui peuvent rendre des décisions juridiques, recommander des sanctions et engager des poursuites.
Pour consolider le soutien international, Israël tente de contrôler ce que le monde extérieur voit dans le TPO et la manière dont il en parle. À cette fin, il refuse de délivrer ou de renouveler les visas du personnel international travaillant dans les agences de l’ONU, en particulier le HCDH et l’UNOCHA, et (comme mentionné plus haut) il bloque l’entrée des RS de l’UNSR. Il a pris militairement pour cible les bâtiments des agences de presse et a attaqué des journalistes dans le TPO, y compris le meurtre très médiatisé de Shireen Abu Akhleh d’Al Jazeera en mai 2022. Il expulse et bannit des expert.e.s des droits de l’homme, comme le directeur de Human Rights Watch Israël et Palestine, Omar Shakir, en novembre 2019. Il a interdit six organisations palestiniennes de défense des droits de l’homme en tant qu’ »organisations terroristes », notamment Al-Haq et Defense for Children International, qui sont des sources d’information cruciales sur les violations des droits de l’homme commises par Israël pour les rapports du RS des Nations Unies. Elle a également sali les critiques en les accusant d’être animées par l’antisémitisme.
Être accusé d’antisémitisme est une expérience odieuse que la plupart des gens souhaitent éviter, ce qui est compréhensible. Il ne fait aucun doute que l’antisémitisme est profondément ancré dans les sociétés occidentales et qu’il existe un besoin clair et urgent d’une réponse forte et coordonnée à ce phénomène, ainsi qu’à d’autres formes de racisme. Mais assimiler la critique d’Israël, en particulier par les Palestinien.ne.s, à l’antisémitisme est politiquement erroné et moralement répugnant, sans parler de la vacuité intellectuelle. Néanmoins, cela se produit de plus en plus régulièrement, en particulier dans les pays occidentaux qui ont adopté la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA WDA), car sept des onze exemples d’antisémitisme se rapportent à la critique d’Israël. Une fois de plus, il existe un clivage nord-sud sur cette question : les États qui ont adopté la définition de travail de l’IHRA proviennent presque tous d’Europe, d’Europe de l’Est et d’Amérique du Nord ; très peu d’États du Sud l’ont adoptée. Les Nations Unies sont devenues le dernier champ de bataille sur cette question, Israël et ses partisans demandant son adoption, tandis que plus d’une centaine d’organisations de défense des droits de l’homme s’y opposent. Il serait désastreux que l’IHRA WDA devienne une politique des Nations Unies, car elle interdirait de fait toute critique d’Israël et priverait les Palestinien.ne.s du droit de raconter leur expérience de la violence coloniale et de l’apartheid.
Pourquoi les Nations Unies ont une responsabilité particulière dans la décolonisation de la Palestine
Mon seul reproche à ce livre très révélateur est que son titre est trompeur. Les droits de l’homme en Palestine occupée ne sont pas protégés. Comme le soulignent les auteurs.rices eux.elles-mêmes, c’est l’absence de protection, la violation des droits de l’homme par Israël et l’impunité dont il jouit qui posent problème. Et nous en connaissons les raisons : le veto américain au Conseil de sécurité des Nations Unies protège Israël, et d’autres États occidentaux votent contre ou s’abstiennent lors de votes visant à demander des comptes à Israël, tandis que les États qui soutiennent les droits des Palestinien.ne.s sont impuissants à faire respecter ces droits par Israël, bien qu’ils constituent la majorité des membres de l’ONU. C’est pourquoi les allégations selon lesquelles les Nations Unies sont partiales à l’égard d’Israël et obsédées par la situation dans le territoire palestinien occupé sont si étonnamment déconnectées de la réalité.
Dugard, Falk et Lynk contrecarrent facilement cette accusation en expliquant pourquoi les Nations Unies ont une responsabilité particulière dans la recherche d’une solution pacifique et juste. Lorsque la Palestine était un mandat de la Société des Nations sous le contrôle de la Grande-Bretagne, les droits des Palestinien.ne.s à l’autodétermination ont été violés en raison de la déclaration Balfour ; cette injustice initiale a été aggravée par l’échec du plan de partage des Nations Unies de 1947, approuvé par la résolution 181 de l’Assemblée générale, qui était censé aboutir à deux États distincts et à un corpus separatum pour Jérusalem. Au lieu de cela, on a assisté à la création de l’État d’Israël, à la Nakba et à l’effacement de la Palestine de la carte. Lynk cite les mémoires de l’ancien secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, qui note que la guerre israélo-arabe ayant coïncidé avec la création des Nations Unies, elle est restée une « plaie douloureuse et suppurante … ressentie dans presque tous les organes intergouvernementaux et du Secrétariat » (p. 48). Il est courant, mais honteux, que des personnalités importantes, y compris des représentant.e.s des Nations unies et des gouvernements occidentaux, ne s’expriment sur cette question qu’une fois qu’ils ont pris leur retraite. Les Nations Unies ont laissé tomber le peuple palestinien à chaque étape importante, notamment en n’exerçant aucune pression ou en ne recourant à aucune force pour mettre en œuvre la résolution 242 du Conseil de sécurité au lendemain de la guerre de 1967, qui exige qu’Israël quitte les terres arabes qu’il occupait. Israël a ainsi bénéficié d’un environnement propice à la violation de ses obligations en tant que puissance occupante, au non-respect du droit humanitaire international en toute impunité et à la perpétration de crimes de guerre.
Les auteurs.rices ne répondent pas non plus à l’accusation selon laquelle ils.elles ne sont pas des expert.e.s impartiaux.ales et objectifs.ves. L’archevêque Desmond Tutu, lauréat du prix Nobel de la paix et militant de la lutte contre l’apartheid et des droits de l’homme, a fait une déclaration célèbre : « Si vous êtes neutre dans les situations d’injustice, vous avez choisi le camp de l’oppresseur. Si un éléphant a son pied sur la queue d’une souris et que vous dites que vous êtes neutre, la souris n’appréciera pas votre neutralité ». Israël et ses partisans tentent de brouiller les pistes en confondant délibérément l’objectivité et l’impartialité avec la neutralité. Lynk appelle cela un « both-sideism » (littéralement ‘des deux camps’) stérile (p.342) et, comme Dugard et Falk, affirme qu’être un.e. défenseur.euse des droits de l’homme signifie critiquer ceux.celles qui contreviennent aux droits de l’homme et prendre position contre ceux.celles qui les violent, en particulier dans un cas évident de déséquilibre.
Il ne fait aucun doute qu’Israël est alarmé par le fait que les rapports de ces rapporteurs.rices spéciaux.ales de l’UNSR prouvent qu’il n’y a pas d’équivalence entre les « deux camps » dans cette situation ; il y a plutôt une hiérarchie de pouvoir avec un État de colonisation et d’occupation, et une population colonisée, occupée et souffrant de graves violations de ses droits de l’homme au bas de l’échelle. Albanese insiste : « L’un des tabous fondamentaux qui doit être levé est la représentation du « conflit israélo-palestinien » comme le résultat d’une animosité mutuelle ou de différences sectaires. Au contraire, il est essentiel de reconnaître qu’elle est enracinée dans un projet colonial durable. » Les commissions d’enquête internationales, qui ont été nombreuses, ont été critiquées à juste titre pour avoir offert de « faux espoirs » aux Palestinien.ne.s. Néanmoins, le rapport de l’UNSR sur les droits de l’homme joue un rôle important : il répertorie les violations des droits de l’homme des Palestinien.ne.s commises par Israël, fournit des informations factuelles aux défenseurs.euses et aux activistes et contribue à maintenir fermement la Palestine à l’ordre du jour de l’ONU. C’est pourquoi Israël et ses partisans attaquent continuellement le poste et ses titulaires, et c’est pourquoi nous devons le défendre ainsi que ceux qui l’assument.
le 21 septembre 2023
Mandy Turner est spécialiste de l’aide, des conflits et du développement, avec 25 ans d’expérience en tant que chercheuse, consultante, éducatrice et journaliste, spécialisée en Israël et la Palestine.
Source : Agence Média Palestine