Que va-t-il se passer après la disparition du chef du Hamas Yahya Sinouar ? Par Mohamed Tahar Bensaada

La mort du dirigeant du Hamas, Yahya Sinouar, dans une opération de l’armée israélienne près de Rafah, constitue selon certains observateurs internationaux un tournant majeur dans la guerre que mène l’armée israélienne à Gaza depuis plus d’un an. Mais la question, qui reste en suspens, concerne les développements que pourrait connaître cette guerre après la mort du chef du Hamas.

Les dirigeants occidentaux, avec à leur tête, le président américain, se sont réjouis de la mort du dirigeant du Hamas et l’ont qualifiée de « victoire militaire ». D’un autre côté, ils se sont empressés de dire que la disparition du chef du Hamas constitue une « opportunité » pour en finir au plus tôt avec la guerre à Gaza et pour permettre la libération des otages israéliens.

Pour l’Administration américaine, la mort du chef du Hamas qu’elle a vite fait de qualifier de « victoire militaire » israélienne, si elle pouvait étancher la soif de vengeance des responsables politiques et militaires israéliens, doit être traduite sur le terrain diplomatique par un geste qui serve la campagne de la candidate démocrate à l’élection présidentielle du 5 novembre prochain.

Le président Biden et la candidate Kamala Harris ont tous deux exprimé leur vœu de voir le gouvernement israélien prolonger cette « victoire militaire » par une nouvelle victoire, politique cette fois-ci, que seule la libération des otages encore détenus Gaza pourrait concrétiser, ce qui suppose au moins un arrêt provisoire des combats.

Le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, s’apprête à effectuer un périple dans la région pour persuader les médiateurs qatari et égyptien de faire pression sur la direction du Hamas en vue d’accepter un cessez-le-feu aux conditions du « vainqueur » israélien.

Le cessez-le-feu en trompe-l’œil des Américains

Il ne faut pas s’y tromper. Le « cessez-le-feu » évoqué par les Américains, et à supposer qu’il soit accepté par les Israéliens, ne sera pas autre chose qu’une courte trêve, le temps de permettre au camp démocrate de passer le cap de l’élection présidentielle du 5 novembre, avec quelque chose qui peut être présenté aux électeurs comme une « réalisation ».

Après l’élection américaine, et quel que soit le vainqueur, Harris ou Trump, tout indique que le gouvernement israélien aura les mains libres pour continuer la sale besogne qu’il a déjà commencée dans le nord de l’enclave de Gaza : chasser les 400 000 Palestiniens qui s’y trouvent encore et déclarer tout le nord de l’enclave « zone militaire », en attendant l’établissement de nouvelles colonies israéliennes.

En effet, les déclarations américaines que l’on entendait il y a quelques mois, qui s’opposaient publiquement à la réoccupation de la bande de Gaza, se sont tout simplement évaporées ces dernières semaines. Au lendemain de la mort de Yahya Sinouar, le président Biden a réitéré à Netanyahou l’attachement à leur position commune, qui consiste à refuser coûte que coûte le retour du Hamas dans la bande de Gaza.

Quelles que soient la formule politique et les modalités procédurales qui seront retenues pour le « jour suivant », Américains et Israéliens sont d’accord sur l’essentiel : la « sécurité » d’Israël recommande de redessiner la carte de ce que fut la Palestine historique et peut-être au-delà.

Dans ce triste scénario, même l’Autorité palestinienne fantoche de Ramallah n’a plus sa place. En attendant l’expulsion d’une grande partie des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, une nouvelle administration des « affaires indigènes », à l’image des réserves indiennes que l’Amérique a expérimentées au XIXe siècle, verra le jour avec la complicité de certains Etats arabes du Golfe.

Les dirigeants européens montrent des signes qu’ils ne partagent pas forcément la position américaine, qu’ils jugent trop partiale et surtout dangereuse pour la paix régionale et internationale. Mais que peuvent faire d’autre les dirigeants européens, à part exprimer diplomatiquement et timidement leur désaccord avec Washington, tant que l’Europe continue d’accepter le statut de vassal que lui impose son « protecteur » américain dans le cadre d’une Alliance transatlantique inégalitaire ?

La fuite en avant du gouvernement israélien

Cependant, l’issue des développements dangereux que connaît la région se rapporte à une autre question qui continue d’être occultée par les observateurs et les analystes : à savoir, la question des facteurs qui président à la relation particulière et complexe qui existe entre le « protecteur » américain et le « protégé » israélien.

Le secrétaire d’Etat américain réussira-t-il à persuader Netanyahou de céder à la demande américaine d’une trêve provisoire de deux semaines, quitte à reprendre sa folie meurtrière après le 5 novembre ? Rien n’est moins sûr. Les porte-parole de l’Administration américaine ne sont pas crédibles quand ils disent que c’est Yahya Sinouar qui bloquait les négociations en vue d’un cessez-le-feu.

L’acceptation par la direction du Hamas, en mai dernier, du plan Biden qui a été concocté par le directeur de la CIA n’aurait jamais été possible sans l’aval de Sinouar. Les Américains savent que c’est Netanyahou qui a saboté les négociations, en imposant à la dernière minute de nouvelles conditions inacceptables pour le Hamas.

L’Administration américaine, qui a été déçue plus d’une fois par son « protégé » israélien, sera-t-elle récompensée cette fois-ci par un Netanyahou qui lui doit énormément ? Pourquoi le ferait-il à deux semaines d’une élection américaine dont tout le monde sait qu’il attend et espère la victoire du candidat républicain Donald Trump ?

L’incontournable question palestinienne

Cependant, quel que soit leur degré de convergence (ou de divergence), les calculs des Américains et des Israéliens ne sont pas prêts de se réaliser comme ils l’espèrent, pour la raison simple qu’ils continuent d’ignorer une variable incontournable dans l’équation stratégique régionale. Aucune victoire tactique israélienne ne pourra conduire à une victoire stratégique tant que l’injustice monstrueuse faite au peuple palestinien ne sera pas réparée.

A l’annonce de la mort du chef du Hamas, les dirigeants israéliens n’ont pas caché leur joie, ni leur volonté d’aller jusqu’au bout d’une guerre dont les relents de vengeance ne doivent pas cacher les motifs géopolitiques de plus en plus évidents. Netanyahou n’a pas trouvé mieux à proposer à ses adversaires que cette injonction à se rendre : « Rendez vos armes et nous vous laisserons la vie sauve.» Mais derrière les déclarations de joie à usage médiatique, le gouvernement israélien, qui envoie ses soldats à la mort dans une guerre sans issue politique viable, sait qu’il n’est pas au bout de ses peines.

Il y a quelques semaines, le gouvernement Netanyahou avait proposé, via les médiateurs égyptien et qatari, à Sinouar et ses compagnons, un passage sécurisé de sortie de Gaza vers le Soudan. Sinouar a préféré affronter un char et mourir l’arme à la main. Les images qui ont immortalisé ses derniers instants ont visiblement fait plus de mal que de bien aux dirigeants israéliens, qui ont sermonné les militaires qui ont filmé et diffusé ces images dont l’impact psychologique risque de contrarier l’objectif escompté par la propagande de guerre israélienne.

Le 22 mars 2004, un hélicoptère israélien abattait le fondateur du Hamas, le cheikh Ahmed Yassine. Quelques semaines plus tard, le 17 avril 2004, c’est au tour de son successeur, Abdelaziz al-Rantissi, d’être tué dans un autre raid aérien. Vingt ans plus tard, on sait comment le Hamas s’est relevé de cette double épreuve, avec une nouvelle direction, plus radicale. Yahya Sinouar a été tué à l’intérieur d’un bâtiment ciblé par un char Merkava. Mais la cause palestinienne est toujours vivante tant que vivront des Palestiniens attachés à leur terre et assoiffés de justice. C’est Netanyahou, lui-même, qui l’avoue en déclarant : « Nous avons tué Sinouar, mais la guerre continue ».

Les péripéties d’une guerre, qui peut connaître des pauses plus ou moins longues mais qui est condamnée à reprendre tous les dix ans tant que ses causes profondes n’ont pas été traitées, ne doivent pas nous faire oublier l’essentiel. L’ordre régional que cherche à imposer l’Empire américain au Moyen-Orient, en comptant sur la supériorité militaire de son gendarme israélien et sur la vile collaboration des régimes arabes qui ne doivent leur survie qu’à la tyrannie et à la corruption, sera chaque jour plus insupportable.

Les victoires tactiques enregistrées par l’armée d’occupation risquent d’alimenter l’arrogance d’Israël, qui fut pointée du doigt en 1967 par le Général De Gaulle. C’est cette arrogance, adossée aux atrocités commises par une armée qui ne recule désormais devant rien, pas même les crimes de guerre les plus graves qui s’apparentent selon de nombreux observateurs internationaux à des crimes contre l’humanité, qui risque de mettre le feu aux poudres dans une région qui a accumulé, durant des décennies, tant de contradictions et tant d’injustices devant le regard lâche et complaisant d’une communauté internationale qui murmure à peine sa désapprobation, mais qui s’avoue impuissante devant la toute-puissance américaine. Mais jusqu’à quand ?

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