En soutenant le « droit d’Israël à se défendre », ils investissent dans leur propre « droit à se défendre » contre leur propre population, écrit Jonathan Cook.
Alors que les responsables politiques occidentaux se pressent pour encourager Israël à couper les vivres et le courant aux civils de Gaza pour faciliter l’invasion terrestre que l’état hébreu a annoncée, il est important de comprendre comment nous en sommes arrivés là – et ce que cela laisse présager pour l’avenir.
Il y a plus de dix ans, Israël a pris conscience qu’il pouvait tirer avantage du fait qu’il assiégeait et donc contrôlait Gaza. Il a commencé à transformer le fardeau qu’était la minuscule enclave côtière en un portefeuille de valeur dans le jeu commercial de la politique internationale.
Le premier profit qu’Israël et ses alliés occidentaux en ont tiré est plus connu que le second.
La minuscule bande de terre qui borde la côte orientale de la Méditerranée est devenu tout à la fois un terrain d’essai et une vitrine.
Israël a pu utiliser Gaza pour développer toutes sortes de nouvelles technologies et stratégies associées aux industries de la sécurité en plein essor dans un Occident où les responsables de ces pays s’inquiètent de plus en plus de l’agitation intérieure, parfois appelée populisme.
Le siège des 2,3 millions de Palestiniens de Gaza, imposé par Israël en 2007 à la suite de l’élection du Hamas à la tête de l’enclave, a permis toutes sortes d’expériences.
Comment contenir au mieux la population ? Quelles restrictions peuvent être imposées à leur alimentation et à leur vie ? Comment recruter à distance des réseaux d’informateurs et de collaborateurs ? Quel effet l’emprisonnement de la population et les bombardements répétés ont-ils sur les relations sociales et politiques ?
Et enfin, comment maintenir les habitants de Gaza dans une parfaite soumission et/ou empêcher un soulèvement ?
Les réponses à ces questions ont été mises à la disposition des alliés occidentaux sur le portail commercial d’Israël. Les articles disponibles comprenaient des systèmes d’interception de roquettes, des capteurs électroniques, des systèmes de surveillance, des drones, des systèmes de reconnaissance faciale, des systèmes d’armes automatiques, et bien plus encore. Tous ont été testés en situation réelle à Gaza.
La réputation d’Israël a été sérieusement ébranlée par le fait que les Palestiniens ont réussi à contourner cette infrastructure d’encerclement le week-end dernier – au moins pour quelques jours – avec un bulldozer rouillé, quelques deltaplanes et le sentiment de ne plus rien avoir à perdre.
C’est en partie pour cette raison qu’Israël se doit maintenant de rentrer dans Gaza avec des troupes terrestres pour montrer qu’il a toujours les moyens d’écraser les Palestiniens.
La punition collective
Ce qui nous amène à la deuxième raison d’être de Gaza.
Les États occidentaux, de plus en plus alarmés par les signes d’agitation populaire dans leurs pays respectifs, se sont mis à réfléchir à la manière de contourner les restrictions que leur impose le droit international.
Il s’agit d’un ensemble de lois formalisées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les deux camps traitaient les civils qui se trouvaient de l’autre côté des lignes de combat comme de simples pions sur un échiquier.
L’objectif des rédacteurs du droit international était d’empêcher la répétition des atrocités nazies en Europe, ainsi que d’autres crimes tels que les bombardements par la Grande-Bretagne de villes allemandes comme Dresde ou le largage par les États-Unis des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki.
L’un des fondements du droit international – au cœur des conventions de Genève – est l’interdiction des punitions collectives, c’est-à-dire des représailles contre la population civile de l’ennemi, en lui faisant payer le prix des actes de ses dirigeants et de ses armées.
De toute évidence, Gaza constitue la violation la plus flagrante de cette interdiction. Même en période « calme », ses habitants – dont un million d’enfants – sont privés des libertés les plus élémentaires, telles que le droit de circuler, l’accès à des soins de santé appropriés parce que les médicaments et le matériel ne peuvent pas entrer dans l’enclave, l’accès à l’eau potable et à l’électricité pendant une grande partie de la journée parce qu’Israël ne cesse de bombarder la centrale électrique de Gaza.
Israël n’a jamais caché qu’il punissait les habitants de Gaza pour la simple raison qu’ils sont gouvernés par le Hamas qui n’accepte pas la spoliation des Palestiniens de leur patrie en 1948 et leur emprisonnement dans des ghettos surpeuplés comme celui de Gaza.
Ce qu’Israël fait à Gaza est la définition même de la punition collective. C’est un crime de guerre : 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 52 semaines par an, depuis 16 ans.
Et pourtant, personne dans la soi-disant communauté internationale ne semble l’avoir remarqué.
La réécriture des règles de la guerre
Mais la situation juridique la plus difficile à justifier – pour Israël et pour l’Occident – est celle où Israël bombarde Gaza, comme il le fait actuellement, ou envoie des soldats, comme il le fera bientôt.
Le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a mis le problème en lumière lorsqu’il a dit à la population de Gaza : « Partez tout de suite ». Mais, comme lui et les dirigeants occidentaux le savent, les habitants de Gaza n’ont nulle part où aller, nulle part où échapper aux bombes. Toute attaque israélienne est donc, par définition, dirigée contre la population civile. C’est l’équivalent moderne des bombardements de Dresde.
Israël élabore des stratégies pour surmonter cette difficulté depuis son premier grand bombardement de Gaza fin 2008, après l’instauration du siège.
Une unité du bureau du procureur général a été chargée de trouver des moyens de réécrire les règles de la guerre en faveur d’Israël.
À l’époque, cette unité craignait qu’Israël ne soit critiqué pour avoir fait largué une bombe sur une cérémonie de remise de diplômes de police à Gaza, tuant de nombreux jeunes cadets. En droit international, les policiers sont des civils, et non des soldats, et ne constituent donc pas une cible légitime. Les juristes israéliens s’inquiétaient également du fait qu’Israël avait détruit des bureaux gouvernementaux, l’infrastructure de l’administration civile de Gaza.
Les inquiétudes d’Israël semblent aujourd’hui naïves, ce qui montre le chemin parcouru par le pays et ses alliés en matière de violation du droit international. Depuis un certain temps, toute personne liée au Hamas, même de manière indirecte, est considérée comme une cible légitime, non seulement par Israël, mais aussi par tous les gouvernements occidentaux.
Les responsables occidentaux ont emboîté le pas à Israël et traitent le Hamas comme une simple organisation terroriste, en faisant semblant d’ignorer qu’il s’agit également d’un gouvernement dont les membres accomplissent des tâches banales, comme veiller à ce que les poubelles soient ramassées et que les écoles restent ouvertes.
Ou comme Orna Ben-Naftali, doyenne de la faculté de droit, l’a déclaré au journal Haaretz en 2009 : « On a créé une situation dans laquelle la majorité des hommes adultes de Gaza et la majorité des bâtiments peuvent être considérés comme des cibles légitimes. La règle a en fait été inversée ».
À l’époque, David Reisner, qui avait auparavant dirigé l’unité, a expliqué la philosophie d’Israël à Haaretz : « Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est une révision du droit international à partir de l’idée que si vous faites quelque chose pendant suffisamment longtemps, le monde finira par l’accepter. »
« L’ensemble du droit international repose désormais sur l’idée qu’un acte interdit devient possible si assez de pays s’y livrent ».
L’ingérence d’Israël dans la modification du droit international remonte à plusieurs décennies.
Se référant à l’attaque israélienne contre le tout jeune réacteur nucléaire irakien en 1981, un acte de guerre condamné par le Conseil de sécurité des Nations unies, Reisner a déclaré : « A l’époque l’idée générale était qu’Israël avait commis un crime. Aujourd’hui, tout le monde dit qu’il s’agissait d’une légitime défense préventive. Le droit international se modifie au fil des violations ».
Il a ajouté que son équipe s’était rendue quatre fois aux États-Unis en 2001 pour persuader les responsables américains d’interpréter le droit international de manière de plus en plus souple concernant l’oppression des Palestiniens par Israël.
« Sans ces quatre voyages aux États-Unis, je ne suis pas sûr que nous aurions pu développer la thèse d’une guerre contre le terrorisme comme nous le faisons actuellement », a-t-il déclaré.
Ces redéfinitions des règles de la guerre se sont avérées précieuses lorsque les États-Unis ont décidé d’envahir et d’occuper l’Afghanistan et l’Irak.
Des animaux humains
Ces dernières années, Israël a continué à « faire évoluer » le droit international. Il a introduit le concept d’”avertissement préalable”, en annonçant parfois quelques minutes à l’avance la destruction d’un bâtiment ou d’un quartier. Les civils qui n’ont pas pu quitter les lieux, comme les personnes âgées, les enfants et les handicapés, sont alors considérés comme des cibles légitimes.
Les autorités israéliennes profitent de l’assaut actuel contre Gaza pour modifier encore les règles.
L’article de Haaretz de 2009 fait référence à Yoav Gallant, qui était alors le commandant militaire en charge de Gaza. Il a été décrit comme un « sauvage » un « cow-boy » qui n’avait pas le loisir de s’intéresser à des subtilités juridiques.
Gallant est aujourd’hui ministre de la défense et responsable de la mise en place, cette semaine, d’un « siège complet » de Gaza : « Pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de carburant – tout est fermé ». Dans un langage qui brouille toute distinction entre le Hamas et les civils de Gaza, il a décrit les Palestiniens comme des « animaux humains ».
La punition collective entre alors dans un tout autre domaine. En termes de droit international, elle frôle le territoire du génocide, tant dans la rhétorique que sur le fond.
Mais la donne a tellement changé que même des hommes politiques occidentaux centristes encouragent Israël – souvent sans même appeler à la « retenue » ou à la « proportionnalité », les termes vagues qu’ils utilisent habituellement pour masquer leur soutien aux violations israéliennes. La Grande-Bretagne a ouvert la voie en aidant Israël à réécrire les règles du droit international.
Ecoutez Keir Starmer, le chef de l’opposition travailliste et l’homme qui sera presque certainement le prochain Premier ministre britannique. Cette semaine, il a soutenu le « siège complet » de Gaza, un crime contre l’humanité, en le présentant comme le « droit d’Israël à se défendre ».
Starmer n’est pas sans connaître les implications juridiques des actions d’Israël, même s’il semble personnellement immunisé contre les implications morales. Il a reçu une formation d’avocat spécialisé dans les droits de l’homme.
Son approche semble même déconcerter des journalistes qui ne sont pas connus pour leur sympathie à l’égard de la cause palestinienne. Interrogé par Kay Burley, de Sky News, qui lui demandait s’il avait de la sympathie pour les civils de Gaza traités comme des « animaux humains », Starmer n’a pas trouvé la moindre chose à dire en leur faveur.
Bien au contraire, il a proféré un mensonge pur et simple en accusant le Hamas de saboter un « processus de paix » qu’Israël a enterré il y a des années, tant en pratique qu’en paroles.
Confirmant que le parti travailliste approuve désormais les crimes de guerre commis par Israël, son procureur général fictif, Emily Thornberry, s’en tient au même scénario. Lors de l’émission Newsnight de la BBC, elle a éludé la question de savoir si le fait de couper l’électricité et l’approvisionnement de Gaza était conforme au droit international.
Ce n’est pas une coïncidence si la position de Starmer contraste si radicalement avec celle de son prédécesseur, Jeremy Corbyn. Ce dernier a été chassé du pouvoir par une campagne soutenue de diffamation l’accusant d’antisémitisme fomentée par les plus fervents partisans d’Israël au Royaume-Uni.
Starmer a peur qu’il lui arrive la même chose. Et c’est exactement le résultat que les responsables israéliens voulaient obtenir.
Le drapeau israélien au 10 Downing Street
Starmer est bien sûr loin d’être le seul. Grant Shapps, le ministre britannique de la défense, a également exprimé un soutien sans faille à la politique israélienne consistant à affamer les deux millions de Palestiniens de Gaza.
Rishi Sunak, le Premier ministre britannique, a apposé le drapeau israélien sur la façade de sa résidence officielle, le 10 Downing Street, apparemment sans se soucier que cela puisse donner de la consistance à l’idée antisémite qu’Israël contrôle la politique étrangère du Royaume-Uni.
Starmer, ne voulant pas être en reste, a demandé que l’arche du stade de Wembley soit ornée des couleurs du drapeau israélien.
Ces encouragements puérils à Israël sont présentés comme un acte de solidarité après le massacre de civils israéliens par le Hamas le week-end dernier, mais le sous-texte est évident : La Grande-Bretagne soutient Israël dans sa campagne de représailles contre Gaza qui constitue pourtant un crime de guerre.
C’est également l’objectif de l’instruction donnée par la ministre de l’intérieur Suella Braverman à la police de traiter comme des actes criminels le fait d’agiter des drapeaux palestiniens et de scander des slogans pour la libération de la Palestine lors des manifestations de soutien à la bande de Gaza.
Les médias jouent leur rôle, comme toujours. Une équipe de télévision de Channel 4 a poursuivi Corbyn dans les rues de Londres cette semaine, exigeant qu’il « condamne » le Hamas. Ils ont insinué que tout ce qui ne collait pas tout à fait avec leur script – comme les préoccupations de Corbyn pour le bien-être des civils de Gaza – corroborait l’antisémitisme de l’ancien dirigeant travailliste.
Les politiciens et les médias de l’establishment veulent établir l’idée que tout soutien aux droits des Palestiniens, toute contestation du « droit incontestable » d’Israël à commettre des crimes de guerre, équivaut à de l’antisémitisme.
L’hypocrisie de l’Europe
Cette double approche – encourager les politiques israéliennes génocidaires à l’égard de Gaza tout en étouffant toute dissidence ou en la qualifiant d’antisémitisme -, n’est pas spécifique au Royaume-Uni.
Dans toute l’Europe, de la porte de Brandebourg à Berlin à la tour Eiffel à Paris en passant par le parlement bulgare, des bâtiments officiels ont été illuminés aux couleurs du drapeau israélien.
La plus haute responsable européenne, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, s’est réjouie de voir le drapeau israélien couvrir le Parlement européen cette semaine.
Elle a déclaré à plusieurs reprises que « l’Europe est aux côtés d’Israël », alors même que les crimes de guerre israéliens commencent à s’accumuler.
L’armée de l’air israélienne s’est vantée jeudi d’avoir largué quelque 6000 bombes sur Gaza. Dans le même temps, des groupes de défense des droits de l’homme ont signalé qu’Israël utilisait du phosphore blanc à Gaza, une arme chimique incendiaire, qui constitue un crime de guerre lorsqu’elle est utilisée dans des zones urbaines.
Defence for Children International a indiqué que plus de 700 enfants palestiniens avaient été tués jusqu’à présent par les bombes israéliennes.
C’est à Francesca Albanese, rapporteur spécial des Nations unies sur les territoires occupés, qu’il revient de souligner que Mme Von Der Leyen applique les principes du droit international de manière tout à fait contradictoire.
Il y a presque un an jour pour jour, la présidente de la Commission européenne dénonçait les frappes russes sur les infrastructures civiles en Ukraine comme des crimes de guerre. « Priver des hommes, des femmes et des enfants d’eau, d’électricité et de chauffage à l’approche de l’hiver, ce sont des actes de pure terreur », écrivait-elle. « Et nous devons les qualifier comme tels. »
Albanese a noté que Von der Leyen n’avait rien dit d’équivalent au sujet des attaques israéliennes, encore plus graves, contre les infrastructures palestiniennes.
L’envoi des armes les plus puissantes
La France a déjà commencé à disperser et à interdire les manifestations contre le bombardement de Gaza. Son ministre de la justice s’est fait l’écho de Braverman en suggérant que la solidarité avec les Palestiniens risquait d’offenser les communautés juives et devait être traitée comme un « discours de haine ».
Naturellement, Washington apporte un soutien sans faille à tout ce qu’Israël fait et fera à Gaza, comme l’a clairement indiqué le secrétaire d’État Anthony Blinken lors de sa visite cette semaine.
Le président Joe Biden a promis des armes et des fonds, et a envoyé de puissants forces militaires pour s’assurer que personne ne dérange Israël pendant qu’il commet ces crimes de guerre. Un porte-avions a été dépêché dans la région pour empêcher les voisins d’Israël d’intervenir lors du lancement de l’invasion terrestre.
Même les fonctionnaires dont le rôle principal est de promouvoir le droit international, comme Antonio Gutteres, secrétaire général des Nations unies, se sont adaptés à l’évolution de la situation.
Comme la plupart des responsables occidentaux, il a mis l’accent sur les « besoins humanitaires » de Gaza plutôt que sur les règles de la guerre qu’Israël est tenu d’honorer.
C’est là le succès d’Israël. Le langage du droit international qui devrait s’appliquer à Gaza – des règles et des normes auxquelles Israël doit obéir – a cédé la place, au mieux, aux principes de l’humanitarisme : des actes de charité internationale pour panser les souffrances de ceux dont les droits sont systématiquement bafoués et dont les vies sont anéanties.
Les responsables occidentaux sont plus que satisfaits de cette évolution. Non seulement dans l’intérêt d’Israël, mais aussi dans le leur. Car un jour, leurs propres populations pourraient leur poser autant de problèmes que les Palestiniens de Gaza en posent aujourd’hui à Israël.
En soutenant le « droit d’Israël à se défendre », ils investissent dans leur propre « droit à se défendre » contre leur propre population.
* Jonathan Cook a obtenu le Prix Spécial de journalisme Martha Gellhorn. Il est le seul correspondant étranger en poste permanent en Israël (Nazareth depuis 2001). Ses derniers livres sont : « Israel ad the Clash of Civilisations : Iraq, Iran and the to Remake the Middle East » (Pluto Press) et « Disappearing Palestine : Israel’s Experiments in Human Despair » (Zed Books). Consultez son site personnel.
Source : Chrinique Palestine