L’intervention russe en Ukraine, avec son cortège de massacres et de destructions inséparables de toute guerre surtout lorsqu’on considère les armes employées dans les conflits modernes, n’a manqué de donner lieu à une véritable hystérie médiatique dans les pays occidentaux. On assiste à une diabolisation de la Russie au moment où les médias mainstream occidentaux feignent d’ignorer le rôle néfaste joué par les puissances occidentales qui n’ont pas hésité à soutenir les provocations ukrainiennes dans le but de faire de ce pays un poste avancé à la frontière avec la Russie; Ces médias ne pouvaient pourtant pas ignorer que la Russie n’accepterait jamais d’être ainsi menacée dans ce qu’elle considère être sa sécurité nationale vitale sans tenter de se prémunir de la menace par une guerre préventive dans le genre de celle que les Etats-Unis et leurs alliés ont expérimenté plus d’une fois sur d’autres théâtres d’opérations à travers le monde comme l’ttestent les exemples les plus récents ( invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003, intervention de la France au Mali en 2013)
Derrière ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine, il faut être aveugle pour ne pas voir une véritable guerre d’usure des Etats-Unis et de ses alliés européens contre la Russie par Ukraine interposée, une guerre dont les victimes sont essentiellement des Ukrainiens et des Russes mais qui ne peut faire oublier que si elle a duré jusqu’ici c’est surtout en raison des armements sophistiqués que les Américains et leurs alliés européens livrent à l’armée ukrainienne, dont le contribuable européen aura à payer la facture sans parler des conséquences économiques et sociales que les citoyens européens doivent payer comme prix de leur « attachement aux valeurs » pour paraphraser le président français Emmanuel Macron.
Quels que soient les moyens mis en œuvre, même au risque de pousser les économies européennes vers l’effondrement, la politique belliciste suivie par les Etats-Unis et leurs alliés à l’égard de la Russie est sans issue véritable dans la mesure où elle pourrait conduire à l’irréparable tant qu’elle n’aura pas pris toute la mesure de la nécessité d’un compromis historique en vue de parvenir à la paix. Ce compromis, que toutes les forces pacifiques ne peuvent que souhaiter de toutes leurs forces, devrait tôt ou tard déboucher sur une Ukraine neutre comme l’a envisagé en 2014 lors de la guerre de Crimée Henry Kissinger.
Le débat public sur l’Ukraine ne se fait qu’en termes de confrontation. Mais savons-nous où nous allons ? Dans ma vie, j’ai vu quatre guerres que nous [les États-Unis] avons commencées avec beaucoup d’enthousiasme et le soutien de l’opinion publique, toutes sans que nous sachions comment les terminer et de trois desquelles nous nous sommes retirés unilatéralement. Une politique se juge à la façon dont elle se termine, et non dont elle commence.
Bien trop souvent, la question ukrainienne est présentée comme une confrontation : l’Ukraine doit-elle rejoindre l’Est ou l’Ouest ? Mais si l’Ukraine doit survivre et prospérer, elle ne doit pas être l’avant-poste d’une des parties contre l’autre – elle doit être un pont entre elles.
La Russie doit accepter que tenter de contraindre l’Ukraine à un statut de satellite, et ainsi déplacer à nouveau les frontières de la Russie, condamnerait Moscou à répéter son histoire de cycles auto-réalisateurs de pressions réciproques avec l’Europe et les États-Unis.
L’Occident doit comprendre que, pour la Russie, l’Ukraine ne pourra jamais être un simple pays étranger. L’histoire de la Russie a commencé dans ce qu’on appelait la Rous de Kiev. La religion russe s’est étendue à partir de là. L’Ukraine a fait partie de la Russie pendant des siècles, et leurs histoires étaient déjà entremêlées avant cela. Certaines des plus importantes batailles pour la liberté de la Russie, à commencer par la bataille de Poliava en 1709, se sont déroulées sur le sol ukrainien. La flotte de la mer Noire – le moyen pour la Russie de projeter sa puissance en Méditerranée – est basée, en vertu d’un bail à long terme, à Sébastopol, en Crimée. Même des dissidents aussi célèbres qu’Alexandre Soljenitsyne et Joseph Brodsky ont insisté sur le fait que l’Ukraine faisait partie intégrante de l’histoire russe et, en fait, de la Russie.
L’Union européenne doit reconnaître que sa lenteur bureaucratique et sa subordination de la stratégie à la politique intérieure dans la négociation sur la relation de l’Ukraine à l’Europe ont contribué à transformer une négociation en crise. La politique étrangère est l’art d’établir des priorités.
L’élément décisif, ce sont les Ukrainiens. Ils vivent dans un pays à l’histoire complexe et à la composition plurilingue. La partie occidentale a été incorporée à l’Union soviétique en 1939, lorsque Staline et Hitler se sont partagé le butin. La Crimée, dont 60 % de la population est russe, n’a fait partie de l’Ukraine que depuis 1954, lorsque Nikita Khrouchtchev, Ukrainien de naissance, la lui a attribuée à l’occasion du tricentenaire d’un accord entre la Russie et les Cosaques. L’ouest de l’Ukraine est en grande partie catholique, l’est en grande partie orthodoxe russe. L’ouest parle ukrainien ; l’est parle surtout russe. Toute tentative d’une aile de l’Ukraine de dominer l’autre – comme cela a été le cas jusqu’à présent – conduirait à terme à une guerre civile ou à l’éclatement du pays. Traiter l’Ukraine dans le cadre d’une confrontation Est-Ouest ferait échouer pour des décennies toute perspective d’intégrer la Russie et l’Occident – et surtout la Russie et l’Europe – dans un système international coopératif.
L’Ukraine n’est indépendante que depuis 23 ans [31 ans en 2022] ; elle était auparavant sous des dominations étrangères depuis le 14e siècle. Il n’est pas surprenant que ses dirigeants n’aient pas appris l’art du compromis, et encore moins de la perspective historique. La politique de l’Ukraine post-indépendance démontre clairement que l’origine du problème réside dans les efforts des politiciens ukrainiens pour imposer leur volonté aux parties récalcitrantes du pays, d’abord par une faction, puis par l’autre. C’est l’essence même du conflit entre Viktor Ianoukovitch et sa principale rivale politique, Ioulia Tymochenko. Ils représentent les deux ailes de l’Ukraine et ne se sont pas montrés disposés à partager le pouvoir. Une politique américaine judicieuse à l’égard de l’Ukraine consisterait à chercher un moyen pour les deux parties du pays de coopérer l’une avec l’autre. Nous devrions rechercher la réconciliation, et non la domination d’une faction.
La Russie et l’Occident, et surtout les différentes factions en Ukraine, n’ont pas agi selon ce principe. Chacun a aggravé la situation. La Russie ne saurait imposer une solution militaire sans se retrouver isolé, à un moment où nombre de ses frontières sont déjà précaires. Pour l’Occident, la diabolisation de Vladimir Poutine n’est pas une politique : c’est un alibi pour l’absence de politique.
Poutine devrait comprendre que, quels que soient ses griefs, une politique d’imposition militaire produirait une nouvelle guerre froide. Pour leur part, les États-Unis doivent éviter de traiter la Russie comme un être aberrant à qui il faut enseigner patiemment les règles de conduite établies par Washington. Poutine est un stratège sérieux – sur la base de l’histoire russe. La compréhension des valeurs et de la psychologie américaines n’est pas son point fort. La compréhension de l’histoire et de la psychologie russes n’a pas non plus été le point fort des décideurs américains.
Les dirigeants de toutes les parties devraient revenir à l’examen des résultats, et non rivaliser dans des postures. Voici ma conception d’un résultat compatible avec les valeurs et les intérêts de sécurité de toutes les parties :
- L’Ukraine devrait avoir le droit de choisir librement ses associations économiques et politiques, y compris avec l’Europe.
- L’Ukraine ne devrait pas adhérer à l’OTAN, une position que j’ai soutenue en 2007, lorsque la question a été soulevée pour la dernière fois.
- L’Ukraine devrait être libre de créer tout gouvernement compatible avec la volonté exprimée par son peuple. Des dirigeants ukrainiens avisés opteraient alors pour une politique de réconciliation entre les différentes parties de leur pays. Sur le plan international, ils devraient adopter une attitude comparable à celle de la Finlande. Cette nation ne laisse aucun doute sur sa farouche indépendance et coopère avec l’Occident dans la plupart des domaines, mais évite soigneusement toute hostilité institutionnelle envers la Russie.
- Il est incompatible avec les règles de l’ordre mondial existant que la Russie annexe la Crimée. Mais il devrait être possible de faire en sorte que la relation entre la Crimée et l’Ukraine soit moins tendue. À cette fin, la Russie reconnaîtrait la souveraineté de l’Ukraine sur la Crimée. L’Ukraine devrait renforcer l’autonomie de la Crimée lors d’élections organisées en présence d’observateurs internationaux. Le processus comprendrait la levée de toute ambiguïté sur le statut de la flotte de la mer Noire à Sébastopol.
Il s’agit de principes, pas de prescriptions. Les personnes qui connaissent bien la région savent qu’ils ne seront pas tous agréables à toutes les parties. Le critère n’est pas la satisfaction absolue, mais une insatisfaction équilibrée. Si une solution fondée sur ces éléments ou des éléments comparables n’est pas trouvée, la dérive vers la confrontation s’accélérera. Le temps pour cela viendra bien assez tôt.
Source : Washington Post – 5 mars 2014