La question algérienne a été le facteur de déchirure le plus grave de la gauche française. La guerre d’indépendance a entamé la plus importante et la plus durable scission du socialisme (constitution en 1958 du Parti socialiste autonome issu de la SFIO et qui va fusionner dans le PSU en 1960). Elle a aussi provoqué des troubles importants dans le PCF avec l’émergence d’une opposition organisée.
Trente cinq ans après la signature des accords d’Évian, l’Algérie est revenue sur la scène politique française et redevient probablement un des motifs de division les plus profonds de la gauche.
Que s’est-il passé depuis un tiers de siècle qui parait appartenir à une époque bien lointaine ? On peut le mesurer et le symboliser avec le suicide politique du FLN, de ce mouvement de libération devenu parti sorti triomphant d’une lutte véritablement héroïque quand s’effondre avec la révolte d’octobre 88 tout ce projet qui avait mené à la victoire contre la France coloniale.
Celui qui, il y a trente cinq ans, aurait osé pronostiquer que l’Algérie indépendante en viendrait à s’interroger sur l’adoption de la loi coranique serait apparu comme fou, comme hors de l’histoire. Et l’Algérie d’aujourd’hui dément le mythe qui serait caractéristique de la gauche d’être « dans le sens » ou « du côté de l’histoire », pour reprendre une formule d’Hirschmann. Plus que pour l’URSS, I’Algérie apparaît donc comme un des plus violents traumatismes pour la gauche française qui s’aperçoit qu’elle n’est pas toujours « du côté » de l’histoire, que l’avenir ne lui est pas toujours favorable et que parfois l’Histoire est contre elle…
Rappelons-nous: il y a trente cinq ans la gauche gagnait ou avançait partout. l’Algérie était de gauche; Cuba aussi bien sûr; Jean XXIII ouvrait l’Eglise à la modernité; la libération africaine était en marche. l’Histoire était de « notre côté ». Elle le sera – apparemment – jusqu’au milieu des années 70. Le monde qui se disait marxiste représentait un milliard et demi d’individus, pour le malheur et pour le pire. Et puis le pire l’a emporté….
Il y a trente cinq ans, toute une génération en France – la mienne – s’était épanouie sur l’Algérie, sur Cuba, avant de fleurir sur le Viêt-nam et sur 68… Une génération née au militantisme en transgressant les mythes fondamentaux de la nation française, en justifiant le droit à la « trahison », à la désertion, à l’insoumission, en s’opposant durement à un régime qui fondait sa légitimité gaulliste sur la lutte contre le nazisme et qui utilisait des méthodes nazies contre le FLN. Cette génération politique née de la guerre d’Algérie, comme le PCF était né de la révolution prolétarienne, a fait de l’Algérie son pays de référence, son « modèle » dans le cadre d’un rapport Nord-Sud à transformer à l’échelle mondiale.
Elle a cru vaincre pendant plus d’une décennie et a perdu – ou est rentrée dans le rang.
« Comment en est-on arrivé là ? » devient une question obsédante pour ceux qui ne veulent ni renoncer ni se repentir mais comprendre – et pourquoi pas agir – pour poursuivre le combat pour une libération – celle du peuple algérien – qui reste pour le moins » inachevée » (1).
L’impact contradictoire de la question algérienne sur la gauche française mérite donc qu’on s’y arrête, car il en résulte d’abord une incapacité pour cette gauche de définir unitairement une politique cohérente sur un thème qui tend à préfigurer un des grands enjeux du XX]e siècle: les rapports entre l’Europe et l’islam.
C’est donc une question politique et intellectuelle lourde d’avenir qui se pose à la société française. Pour mesurer les enjeux, il faut tenter une réflexion portant sur les catégories d’analyse politique mais aussi sur les énormes lacunes qui ont amené à ce grave constat de carence et de divergences dans la gauche politique française. Cette réflexion sur les rapports entre l’Algérie et le patrimoine politico-culturel de la gauche française n’a de sens et d’utilité que si les conditions suivantes sont respectées:
- la reconstruction d’une mémoire intégrale de l’histoire de l’Algérie et de ses rapports politiques et culturels avec la France;
- le rappel des idées-forces qui rendaient dynamique le mouvement de changement de l’époque écoulée à partir de la suite de décolonisation et pour un nouveau rapport Nord-Sud;
- l’analyse des raisons de l’épuisement et de l’échec de la dynamique des années 60 et 70;
- la redéfinition du champ conceptuel de l’analyse de la réalité politique algérienne en repensant de manière critique et autocritique les liens évolutifs entre réalité et représentations;
- tenir compte enfin que dans cette réflexion est en jeu non seulement l’objet considéré mais aussi le sujet qui interroge (2)…
Dans le cadre de cette contribution, on essaiera seulement de reconstituer et d’analyser le fond politico-idéologique des positions de la gauche française de l’époque considérée (1962-1995), en tentant une approche de leur imaginaire politique, de leur représentation de l’Algérie, et, en dernière instance, de leur vision du monde qui sous-tend cette représentation.
De ce point de vue, I’Algérie représente bien un paradigme pour mesurer la capacité de la gauche française à affronter ce qui est peut-être la question principale de notre temps: le rapport Nord-Sud.
Pour notre travail, on divisera notre approche en quatre phases qui correspondent grosso modo à la succession des présidents:
1962-1965: Ben Bella et l’option socialiste en débat.
1965-1980: Boumedienne et la construction de l’État: l’apogée du modèle algérien.
1980-1988: Chadli et la crise du modèle 1988-1995: Une transition manquée.
Trois partis de gauche ont été concernés par l’Algérie pendant cette période et ont contribué à fixer l’image de l’Algérie: le PSU qui s’autodissout en 1990, le PCF, le Parti socialiste (SFIO jusqu’en 1971).
I -1962 -1965: L’AVENIR DU SOCIALISME RESTE OUVERT
- Le PSU soutient Ben Bella et l’autogestion
Né de la faiblesse de la gauche classique contre la guerre d’Algérie, le PSU se sent très lié à ce pays. À travers son hebdomadaire, Tribune socialiste (TS), il va suivre de près l’évolution de l’Algérie indépendante dont il estime l’avenir lié au sien.
Dans la crise de juillet 1962 qui a abouti à la prise du pouvoir par Ben Bella et l’armée de l’extérieur, le PSU par la voix autorisée de Claude Bourdet en appelle à tout faire pour éviter que le sang coule entre Algériens: » Se combattre s’il le faut, avec toute l’énergie qu’exige la gravité des problèmes en cause – mais sans pour cela se condamner les uns les autres. Le salut de la révolution, comme celui de toutes les révolutions, est à ce prix (3) »,
Cela dit, pour le PSU qui a envoyé de nombreux coopérants en Algérie travailler avec Ben Bella, la voie vers le socialisme reste » totalement ouverte » (4).
En 1963, le règlement des « biens vacants D abandonnés par les Français (1 million d’hectares de bonnes terres et 500 entreprises industrielles et commerciales) par le décret du 23 mars les attribuant aux travailleurs algériens qui en assureront la gestion directe, semble montrer qu’un point de non-retour a été franchi dans la réalisation de l’option socialiste (5).
À l’occasion du 1er Congrès national des fellahs du secteur autogéré (octobre 1963), Tribune socialiste termine un long compte rendu assez enthousiaste par une citation de l’hebdomadaire algérien Révolution africaine qui conclut son article ainsi: « Nous croyons fermement que la meilleure combinaison de ces éléments (nationalisations, planifications et méthodes de marché) est réalisée non pas dans le système de l’économie étatisée dirigée d’en haut, autoritairement par l’État-patron, mais par le système de l’autogestion… (6) »,
En 1964,1′approche du 1erCongrès du FLN suscite des réflexions politiques et théoriques générales.
Sur le plan politique, le rédacteur en chef de Tribune socialiste, Harris Puisais soutient le choix de l’autogestion et formule le souhait « qu’une nouvelle bureaucratie de parti ne se substitue pas à celle de l’administration et (surtout)… à l’action des syndicats. De cet équilibre entre parti et syndicats doit naître tout l’équilibre du socialisme algérien (7) ».
Dans le même numéro, Manuel Bridier aborde la question centrale de
l’État. Il termine ainsi sa contribution: « Dans la période de transition qui est ouverte, le rôle de l’État est inévitable. La question est de savoir s’il peut aider les travailleurs à exercer et à apprendre le rôle de gestion sans se substituer àeux à travers sa propre bureaucratie. Cela dépend de la nature même de l’État, du rôle des masses, du rôle et de la nature du parti (7) ».
C’est dans ce questionnement que le PSU suit le Congrès du FLN considéré comme « un apport extrêmement positif ». Ben Bella a gagné et défendu l’autogestion comme option en faveur de laquelle l’État devra toujours trancher en cas d’arbitrage (8).
Cela dit, bien que satisfait, le PSU ne cache pas ses inquiétudes sur l’avenir de la révolution algérienne, sur la confusion régnant dans la vie administrative et économique et rappelle que « ce n’est un secret pour personne à Alger que lors du Congrès du FLN… bien des délégués votèrent les thèses d’inspiration marxiste uniquement pour ne pas encourir la réprobation populaire (9) ».
En 1965, grâce à cette perspective autogestionnaire maintenue et avec un parti qui entend garantir la liberté de discussion et de critique, I’Algérie reste le modèle de référence. Avec le coup d’État de Boumedienne, l’avenir du socialisme autogestionnaire est-il scellé ?
- Le PCF pour un Cuba africain, pour une reconnaissance officielle de son rôle pendant la lutte de libération.
Après l’installation de Ben Bella, le PCF, qui ne s’est pas immédiatement prononcé sur la nature du régime, se donne comme priorité le soutien à son parti frère qui fut longtemps sa « filiale algérienne », le Parti communiste algérien (PCA) interdit dès octobre 1962. À ce moment, il semble espérer une «issue cubaine » caractérisée à la fois par la fusion du PC avec le mouvement de libération pour constituer un « front » évoluant vers un parti unique de type léniniste. Avec comme perspectives concrètes la participation directe des ex-communistes au pouvoir et le rapprochement avec l’URSS et le bloc socialiste. Ce modèle algérien ou ce « Cuba africain » doit s’inspirer le plus possible du modèle soviétique.
C’est dans ce cadre stratégique que le PCF laisse la parole au secrétaire général du PCA, Bachir Hadj Ali, pour fixer « l’attitude révolutionnaire » en trois points.
1) « Définir des objectifs clairs, c’est-à-dire parfaire l’indépendance et finir avec les servitudes économiques et militaires d’Évian, donner la terre aux paysans, nationaliser les secteurs-clés de l’économie, élever le niveau des masses les plus déshéritées et le niveau culturel du peuple.
2) Définir une orientation juste pour atteindre les objectifs. Le projet de programme de Tripoli fixe les objectifs clairs et définit cette orientation sous la forme de deux options: « voie de développement non-capitaliste à l’intérieur, politique extérieure pacifique et anti-impérialiste », appui sur les pays socialistes pour assurer le succès de ces deux options.
3) Trouver l’instrument nécessaire pour atteindre les objectifs… Une force unique… La divergence porte sur ce troisième point. Nous proposons l’union au sein d’un front unique. Le B.P. du FLN se prononce pour le part unique (10) ».
Le paradoxe est éclatant. Le PCA, et à travers lui le PCF, conteste au FLN la pertinence du choix du modèle organisationnel que les communistes on pourtant toujours considéré comme une nécessité politique impérative :le parti unique sur le modèle du centralisme démocratique de matrice léniniste La critique indirecte du choix du FLN est fondamentalement tactique: rien n’est dit sur la nécessité stratégique de la démocratie politique pour le processus de «transition vers le socialisme », aucune référence à l’autogestion. En fait, la démarche du PC vise à préparer l’intégration du PCA dans le processus de constitution du futur parti unique comme ce fut le cas à Cuba.
Mais une deuxième priorité importante s’impose au PCF: celle de s faire légitimer par le FLN, encore auréolé de la légitimité révolutionnaire son action parfois durement contestée par ce même FLN pendant la guerre de libération. C’est l’objet du voyage à Alger, en 1964, d’une délégation d PCF menée par Waldeck-Rochet en personne qui a d’abord eu un entre tien prolongé avec Ben Bella. Le premier communiqué commun, très balancé, entre le PCF et le FLN se caractérise par la pleine approbation par le PCF » de l’orientation socialiste dans laquelle s’est engagé le peuple algérien sous la direction du parti du FLN » En échange « les délégués algériens se sont montrés sensibles au soutien manifesté à l’Algérie par le PCF a cours de la guerre de libération… (11). On mesure là encore la réticence du côté algérien.
À ce moment, la demande de légitimité politique ne provient pas d FLN, elle vient du PCF. Le modèle algérien a alors un tel prestige interne et externe que le PCF veut en bénéficier mais toujours avec le souci d e favoriser une évolution de type soviétique dans le cadre de la coexistence pacifique supposant le soutien d’une logique » étapiste ».
Ainsi, en 1965, le PC entend soutenir le processus algérien dans un ligne soviétique et articuler la politique algérienne sur la politique extérieure de l’URSS. Sa force en France – y compris dans les municipalités c habitaient de nombreux travailleurs algériens -, son influence idéologique dans l’intelligentsia française et algérienne, le prestige du modèle soviétique fondé sur l’industrialisation lourde, l’influence du marxisme et de l’URSS dans le nationalisme arabe, autant de vecteurs qui ont permis un développement profond de l’influence du modèle soviétique sur le processus algérien, en particulier concernant le rôle de l’État dans développement (12). Le coup d’État de 1965 allait momentanément perturber cette étape de la construction de l’Algérie « socialiste « .
- La SFIO et l’Algérie (1962-1965): silence total
Pendant les années Ben Bella, la SFIO, probablement encore sous traumatisme d’une guerre qui a failli l’emporter, ne s’est jamais exprimée publiquement sur l’Algérie indépendante. Elle s’est seulement félicitée l’apport de la main-d’ouvre algérienne immigrée dans la reconstruction nombreux secteurs de l’économie française, en souhaitant qu’ils soient dignement traîtés (13)
- La gauche française et le coup d’État de Boumediene: quelles leçons en tirer ?
Le PSU condamne le parti militaire
Le PSU réagit immédiatement. Son journal, Tribune socialiste, publie quelques jours après une analyse à chaud qui apparaît prémonitoire. Je n’en citerais que le début: « Le parti militaire – Boumediene, le ministre des Affaires étrangères Bouteflika et un petit nombre d’hommes – sait désormais comment on fait pour mettre en échec le pouvoir civil. Jusqu’au soir du 18 juin, il contrôlait seulement, faisait pression. Il subissait lui-même la volonté de Ben Bella animant un parti faible et un État fragile, marqués de ce péché originel d’avoir été fondés sur la destruction d’un pouvoir civil (le GPRA) et d’une armée de civils insurgés (les maquis) issus l’un et l’autre de la lutte révolutionnaire. Maintenant l’armée a fait l’expérience de sa force. Elle ne s’est pas contentée de menacer, d’exiger ou d’interdire. Elle a agi. Elle est devenue complètement un instrument politique. Quand et pourquoi cesserait-elle de l’être ? Faudra-t-il attendre qu’elle se brise à son tour parce qu’elle aura pris en charge des difficultés et des contradictions que le président de la République algérien avait tour à tour dominées, déjouées ou escamotées ? (14)».
Trois mois après le putsch, prenant acte de la prééminence incontestée de l’armée dont « le caractère privilégié et prétorien s’affirme de jour en jour r, mais aussi préoccupé par la situation des militants PSU arrêtés et torturés, le PSU, par Tribune socialiste interposée, souhaite « au moins que le respect des droits de l’homme soit observé par les nouveaux dirigeants algériens (15) «
- Le PCF découvre l’armée et veut un parti d’avant-garde
Le PC est lui aussi surpris par le putsch et se voit obligé de réagir immédiatement à la répression qui touche aussi les militants communistes. Le 29 juin 1965 il dénonce la » répression » et « demande la libération du président Ben Bella et de tous les emprisonnés ».
Devant le trouble dans les rangs du parti, il revient au spécialiste du parti sur l’Algérie, Georges Lachenal, de présenter l’analyse de la situation nouvelle. S’interrogeant sur les causes du succès du coup, il estime que c’est l’absence d’un véritable parti d’avant-garde qui explique la confusion et les hésitations ayant suivi le 18 juin. Et l’auteur présente ainsi l’armée comme étant « la seule force organisée capable de renverser le gouvernement de Ben Bella. Elle tendait à devenir un véritable État dans l’État sous la direction de Boumediene » qui a voulu s’opposer à la volonté de « contrôle du parti sur l’armée ». » Les militaires se sont faits les instruments des forces hostiles à l’Algérie (socialiste) » et tiennent aujourd’hui en main tous les postes-clés de la vie du pays (Conseil de la révolution et gouvernement, secrétariat exécutif du FLN composé de cinq militaires… (16),
- La SFIO ne veut pas entendre parler de Ben Bella
Encore rien sur l’Algérie dans le Bulletin intérieur de la SFIO à ce moment là. Il faut attendre février 1968 pour y lire une position concernant
Ben Bella. Elle est rédigée ainsi: » Comité de défense de Ben Bella et des autres victimes de la répression en Algérie: Le bureau n’estime pas opportun que le Parti s’associe à cette action (17) « .
Ainsi, avec le putsch de 1965, la nature militaire autoritaire et antidémocratique du pouvoir algérien semble manifeste pour la gauche française qui avait soutenu Ben Bella. L’opposition démocratique et sociale qui s’organise en Algérie semble annoncer l’émergence d’une alternative démocratique soutenue par la gauche française. Ce ne sera pas le cas: la gauche française s’adaptera à la situation nouvelle.
Il -1966-1981: LA CONSTITUTION DE L’ÉTAT ET L’APOGÉE DU MODÈLE ALGÉRIEN
Cette période est marquée par la construction du système étatique algérien et par la bataille pour un nouvel ordre économique international.
On peut caractériser l’installation du régime de Boumediene comme la mise en place du modèle de développement algérien où l’État devient l’agent unique de développement. Ainsi l’État algérien déclenche autoritairement la dynamique de développement sans aucun débat social. Le développement s’impose alors comme un impératif catégorique et devient synonyme de modernisation.
Prônant et imposant le modèle d’inspiration soviétique dit d’industrialisation accélérée et concernant toutes les tâches de développement dans un État au-dessus de tout contrôle, le système de pouvoir de Boumediene aboutit à la constitution d’une nouvelle couche dominante à matrice militaire, cumulant pouvoir économique et pouvoir politique. Du fait que lui est confié l’exclusivité du pouvoir, elle entend s’y auto-perpétuer. Refusant de fonder sa légitimité sur le consensus populaire démocratiquement exprimé, refusant toute confrontation politique ouverte avec la société, l’État algérien va vouloir fonder et assurer sa propre légitimité et sa propre continuité d’abord sur une supposée » rationalité productive » qui garantirait la réussite du projet de développement. En se donnant au yeux de la société un statut de bienfaiteur social et de garant séculier des droits socioéconomiques (éducation, santé…), le pouvoir va chercher à entretenir un consensus social passif à travers une redistribution clientéliste de la rente et la pratique de la corruption généralisée.
Mais l’État algérien sent vite la nécessité de compenser la fragilité de sa légitimité en en recherchant une autre à l’extérieur, par son rôle à l’ONU, par la prise en charge de responsabilités au niveau international dans le cadre des relations Est-Ouest et du mouvement des non alignés mais aussi dans les relations Nord-Sud: nouvelle politique de coopération – avec la France gaulliste et revendication d’un Nouvel ordre économique international – (NOEI).
Dans ce cadre, le parti » FLN militarisé » et unique est tout naturellement transformé en un instrument de contrôle et de mainmise de l’État sur la société, au lieu d’être un canal de participation populaire. Comment se comportèrent les partis de la gauche française face à cette nouvelle donne ?
- Le PSU (1966-1981): de la critique au soutien critique, du soutien critique au soutien acritique
Le PSU va suivre de près les premières nationalisations réalisées dès 1966 (pour les mines) et s’intéresser au rapport entre politique économique et société. Approuvant ces nationalisations, « preuve que la révolution algérienne continue à évoluer sur le plan économique de façon positive ~, Pierre Naville ajoute immédiatement: « Mais [...] il est évident que le gouvernement Boumediene mène cette politique d’une façon qui ne peut que lui attirer la méfiance ou l’hostilité des masses populaires. Car il la mène de façon bureaucratique en renforçant toujours les pouvoirs de l’État, de l’administration, de l’armée et de la police, sans y associer les organisations des travailleurs (18)».
Cette position de soutien (très) critique permet cependant un dialogue avec le FLN qui invite le PSU à Alger en décembre 1967. Le communiqué final de cette rencontre ne traite pas de la situation intérieure et est consacré à une dénonciation en règle de l’Impérialisme (mot neuf fois cité !). Dissociant politique intérieure et politique extérieure, le PSU s’engage alors dans une ligne de soutien acritique à la diplomatie de l’État algérien.
Cette orientation se trouvera renforcée en 1971 au moment de la nationalisation des sociétés pétrolières. À cette occasion, une nouvelle déclaration commune se félicite « de voir le peuple algérien s’attaquer à l’une des bases essentielles du système capitaliste mondial » et affirme qu’en s’assurant le contrôle de ses ressources énergétiques, « e peuple algérien poursuit l’achèvement de sa libération nationale » (19).
Notons ici la confusion faite entre État et peuple, confusion lourde de conséquences quand on connaît la manière dont le contrôle de la rente pétrolière a été assuré contre les intérêts du peuple…
Mais le PSU estimait alors juste » un soutien – tactique mais ferme – aux États qui prennent le risque d’un affrontement direct avec le néocolonialisme français (20) « .
En 1974, après le départ de Michel Rocard – qui avait établi des liens étroits avec le FLN -, la nouvelle direction du PSU s’empresse de faire connaître au FLN sa volonté de maintenir les liens historiques. Il s’ensuit, à l’occasion d’une invitation du Front Polisario au Sahara occidental, une rencontre entre le PSU -que je représentais – et Chérif Messadia, l’éminence grise du FLN. Échange plutôt formel où chacun semble se méfier de l’autre… Il faudra attendre 1978 pour qu’une rencontre officielle ait lieu entre les deux partis à Alger. Dans cet intervalle, l’organe du PSU présente une vision plutôt critique de la situation intérieure algérienne. En février 1977 il évoque . une vie politique gelée par Boumediene (21) ».
En février 1978 et en mai 1981, à chaque fois juste avant des échéances politiques décisives en France, le PSU est invité par le FLN. Dans les communiqués, il est rapidement rappelé que chaque parti a évoqué la situation intérieure de son pays respectif pour s’étendre ensuite sur les questions internationales qui représentent l’essentiel du texte…
Après 1981, l’affaiblissement intérieur du PSU lui enlève progressivement sa crédibilité politique.
- Le PCF (1966-1981): de la critique au soutien inconditionnel stratégique
Progressivement le PCF va modifier sa position dans la mesure où l’Algérie de Boumediene adopte un modèle de développement qui correspond pour l’essentiel à ses conceptions. Ce qui se traduit naturellemen par un rapprochement progressif entre l’ex-PCA, (devenu PAGS, Parti de l’avant-garde socialiste) toléré, et le pouvoir.
Dans un premier temps, pour faire connaître son message, le PCF signe en 1968 et en 1971 deux communiqués communs avec le PAGS. Dans le premier, il condamne la répression qui touche les forces progressistes don il fait partie, mais le pouvoir n’est pas durement critiqué (22). En 1971, après la nationalisation des sociétés pétrolières, il encourage « le soutien à toute mesure prise par le gouvernement algérien en vue de la conquête de l’in dépendance économique dont l’une des garanties est la consolidation e l’extension de l’indispensable coopération avec l’URSS… (23) »,
La voie est ouverte pour une grande réconciliation entre le FLN et l. PCF. Celle-ci a lieu en 1974 lorsque Georges Marchais en personne ren contre le président Boumediene et dirige la délégation qui rencontre l. FLN. Le contenu du très long communiqué (24) mériterait une analyse détaillée. Pour l’essentiel il se caractérise par la » satisfaction » du PCF de voir « l’Algérie, sous la direction du FLN, engagée résolument dans la construction d’une société socialiste « . En conséquence, les deux partis » conviennent de développer leur coopération dans tous les domaines « .
Considéré par le PC comme un » événement capital (25) », ce communiqué consacre effectivement l’établissement de relations quasi-organiques entre le PCF et le parti-État algérien: le PCF soutient sans aucune réticence le pou voir algérien. En échange, le FLN lui propose une coopération politique, technique et aussi de nature économique qui intéresse beaucoup le PCF.
À partir de cette date, on assiste à une succession de rencontres, quasi annuelles, qui se félicitent à la fois de leur communauté de vues mais auss de la » coopération croissante » et » fructueuse » qui conduit à des résultat « très positifs (26) ».
En même temps, la perspective ouverte par le Programme commun de la gauche intéresse les deux partis, car elle prévoit explicitement un ren forcement significatif de la coopération interétatique franco-algérienne; l’intérieur de laquelle la coopération PCF-FLN prendra une » qualité nouvelle » que constate déjà un communiqué en 1977, année où Georges Marchais retourne à Alger et accorde une interview dans ce sens à l’agence Algérie Presse Service (APS) (27).
- Le PS et l’Algérie (1966 -1981): un soutien acritique tactique
Le PS va enfin s’intéresser à l’Algérie à partir de la nationalisation des ressources pétrolières. Il suit de près la négociation franco-algérienne et développe une position ambiguë en se situant uniquement dans un cadre de rapports entre les États. Il n’est pas encore questions de rapports entre les partis.
Il considère d’abord que » M. Pompidou veut continuer la politique spécialement conciliante du général de Gaulle avec l’Algérie ». « Certes, on arrivera à un compromis, mais aux dépens de qui (28)», s’interroge gravement le rédacteur – probablement Claude Fuzier – au nom du PS. Dans cette partie de bras de fer entre l’État français et l’État algérien qui s’affronte une nouvelle fois au néocolonialisme français, le PS renvoie les adversaires dos à dos. « Les responsabilités sont partagées (29) ».
Finalement, à sa convention de Suresnes en 1972, le PS propose à l’État algérien « des conversations destinées à régler les contentieux existants sur la base d’une reconnaissance de leurs intérêts nationaux légitimes et à donner un nouvel essor à la coopération (30)».
Progressivement, entre 1972 et 1980, s’établissent des relations entre le PS et le FLN. Il faut attendre 1977 – Programme commun et élections législatives de 1978 commandent – pour voir franchi un saut qualitatif. D’abord le CERES de Jean-Pierre Chevènement élabore pour la France de gauche une perspective stratégique appelée » compromis géographique » entre l’Europe du Sud et la Méditerranée. Dans ce cadre, il accorde une place décisive à l’Algérie. Un document élaboré à cet effet justifie le caractère exemplaire et stratégique que devraient avoir les relations entre la France et l’Algérie, « le régime le plus progressiste des pays arabes »: « · En luttant sur deux fronts, le sous-développement et la mise en ouvre de la voie algérienne du socialisme, l’Algérie se retrouve tout naturellement à l’extérieur dans le camp anti-impérialiste (31)».
Les conditions sont ainsi créées pour permettre la présence du FLN au Congrès du PS à Nantes en 1977. Elles sont aussi créees pour que dans le projet socialiste l’Algérie soit présentée explicitement comme un « partenaire de choix .’ et que les relations franco-algériennes soient » une des clés d’un dialogue euro-arabe (32) ».
Lionel Jospin, chargé des relations avec le tiers-monde, partage cette perspective qui aboutit en janvier 1980 au premier communiqué commun entre le PS et le FLN: bien que non publié par l’organe interne du PS – Le poing et la rose -, le compte-rendu qui en est fait indique que l’on a insisté sur deux points: la nécessité d’un nouvel ordre économique international et d’une coopération entre le PS et le FLN (33)…
Cependant, pour le FLN, un point important semble acquis, c’est la reconnaissance du droit à l’autodétermination du peuple sahraoui qui a été reprise dans les 110 propositions de François Mitterrand. Le soutien à un axe essentiel de sa politique extérieure contre le Maroc était aux yeux de la diplomatie algérienne un point déterminant. En novembre 1981, une délégation du FLN assiste à Valence au congrès du PS tout auréolé de son accès au pouvoir: l’État algérien espère beaucoup en ce nouveau partenaire (34)
Ainsi, le PS n’a-t-il établi des rapports avec le FLN qu’en fonction étroitement des nécessités conjoncturelles des rapports entre État algérien et Etat français pour une convergence plus tactique que stratégique – quoi qu’on en ait dit – en matière de politique internationale, méditerranéenne en particulier. On peut penser que c’est essentiellement la volonté d’assurer une garantie durable d’approvisionnement de la France en produits énergétiques qui a pu motiver ce rapprochement politique.
Toujours est-il qu’entre 1972 et 1981, les rapports politiques entre le FLN et le PS se sont sans cesse améliorés, mais la condition d’un rapprochement réussi semblait être de ne jamais affronter les thèmes incommodes pour le FLN, c’est-à-dire ceux concernant la politique intérieure, que ce soit les conflits sociaux, la question kabyle, la libération de Ben Bella et d’une manière plus générale la question des droits politiques.
Globalement, si on tente un bilan des rapports de la gauche avec l’Algérie en 1981, moment où la gauche française arrive au pouvoir et où commence la crise de l’État algérien (avec le » printemps berbère « ), on peut faire un premier constat d’ensemble: dans la décennie 1971-19811 la gauche française toute entière a donné son soutien acritique au système de pouvoir construit par Boumediene. Ce faisant, elle lui a attribué un surcroît de légitimité. Avec ce comportement suiviste – qui n’exclut pas de sérieuses nuances (35) – la gauche s’est auto-interdite de discuter publiquement les carences de ce régime, confortant la vision dominante d’un FLN toujours porteur d’un possible processus de libération.
Emblématique aura été de ce point de vue la question de la libération de Ben Bella. Le comportement des interlocuteurs algériens rendait de fait impossible -presque inimaginable – la formulation par les partis de gauche de questions qui pouvaient les fâcher. Si bien que la gauche dans son ensemble, entre 1971 et 1978, a complètement lâché Ben Bella (36), se rendant ainsi complice de la prolongation de son incarcération et, a fortiori, de celle des autres prisonniers politiques.
Et puis il faut bien aborder une dimension plus discrète certes, mais non moins réelle et pesante, des relations entre le FLN et la gauche française Celle-ci a, toutes tendances confondues – mais là aussi avec des différences de degré sinon de nature -, considéré ce » parti-État » d’un État pétrolier arabe, qui plus est se proclamant progressiste, comme une source potentielle de revenus directs ou indirects (bureaux d’études ou société. liés aux partis et à qui on attribue des marchés…). Avoir de bons rapport avec ce parti-État était devenu un objectif intéressé qui, d’évidence, a conditionné fortement l’attitude de la gauche française, contribuant à expliquer la » discrétion » sur les comportements répressifs du pouvoir algérien.
Cela explique aussi en partie sa lenteur à prendre au sérieux les cri tiques du système algérien qui étaient publiées, en particulier celles. remettant en cause le concept de » socialisme algérien » ou de la mystérieuse » voie non-capitaliste au développement ». Ces deux concepts mystificateurs cachaient la construction en Algérie d’une couche dominante qui s’alliat au « centre » capitaliste au détriment de toute transformation sociale interne. Observatrice distraite – quand elle voulait bien regarder des formes d’oppression qui subsistaient après la colonisation, la gauche française estimait inévitable une politique en deux temps: d’abord sortir de l’oppression nationale, ensuite, plus tard, sortir de l’oppression sociale Et pour sortir de celle-ci, il fallait au préalable imposer un » modèle de développement (37) « .
C’est l’échec du deuxième temps qui va rendre de plus en plus évidente l’imposture de cette approche. la crise du modèle algérien dans les années 80 illustrera le retard dramatique de la gauche dans sa compréhension de la réalité algérienne.
De 1981 à 1988, la gauche ne changera pas son attitude face à un régime autoritaire qui se retournera violemment contre son peuple, un peuple qui sera alors bien seul.
III-1988, LE CHOC: LA FIN D’UN MYTHE
La révolte d’octobre à Alger et son issue dramatique (plus de 500 morts sous Is balles de l’armée) délie les langues et les plumes en France. Elle contraint la gauche à se situer.
- Le PSU: la fin du tiers-mondisme acritique
Le PSU finissant ne pouvait pas rester silencieux devant ce séisme. Dans un long article intitulé « L’Algérie et nous », j’essaie de tirer les leçons d’une » rupture » en amorçant, encore superficiellement, les éléments d’une autocritique fondamentale.
- Le PCF ne condamne pas.
Au comité central d’octobre 1988, juste après le massacre, le rapport présenté par Claude Billard fixe la ligne du parti: il ne condamne pas le régime. Dans ces heures dramatiques, notre parti apporte sa solidarité au peuple algérien et s’incline devant les victime. Le peuple algérien n’a rien à gagner à des affrontements fratricides. Les événements tragiques ne sauraient conduire notre parti à rejoindre le chour des adversaires de l’Algérie, de la droite et de l’extrême droite française et algérienne, qui n’ont jamais accepté que ce pays choisisse une voie de développement indépendante (38) « ,
- Le PS condamne la répression et souhaite une évolution démocratique.
Le 12 octobre, le PS déclare notamment « l’amitié qui nous lie au peuple algérien et la volonté de défendre partout les droits de l’homme nous conduisent à nous exprimer et à condamner la brutalité de la répression… C’est en répondant aux revendications légitimes de la population que la société algérienne se préservera le mieux des excès, des aventures et évoluera vers des pratiques démocratiques et un développement nécessaire (39) ».
En 1988 un seul parti de gauche soutient encore nettement la politique du pouvoir algérien, le PCF.
De 1988 à 1995, le processus chaotique de la transition verra se renforcer et se durcir, la divergence entre le PC et le PS. Celle-ci va s’exprimer à l’occasion de deux événements-clés de cette période: I’interruption du processus électoral en décembre 1991 et la rencontre de Sant’ Égidio en janvier 1995.
Le coup de force de janvier 1992 est pleinement approuvé par le PCF. Comme le dit alors Francis Wurtz, responsable de la politique extérieure, « Il n’aurait pas été bon pour la démocratie que le FIS, cette organisation totalitaire sinon terroriste… prenne le pouvoir (40) ».
Le Parti socialiste estime pour sa part qu’ » une suspension durable du processus démocratique contredirait le développement des institutions nécessaires à l’amélioration de la situation économique et sociale et ne ferait que renforcer à terme l’influence du FIS. Le PS [...] appelle les autorités provisoires au respect des libertés constitutionnelles (41) ».
En 1995,1′« offre de paix de Sant’ Égidio entre les principales forces de l’opposition, en particulier les trois fronts (FIS, FLN, FFS) qui avaient réuni 80 % des suffrages en 1991, suscite une condamnation radicale du PCF, qui entend alors renforcer à travers la création d’un « Comité national pour la solidarité avec le peuple algérien » le soutien aux « démocrates algériens » contre 1′ intégrisme (42) .
Le PS, par la voix de son responsable international Gérard Fuchs, estime en revanche que la rencontre de Rome est une étape encourageante ‘, et appelle les autorités responsables en Algérie à saisir l’occasion du dialogue qui leur est offerte… (43) ».
Bref, alors que depuis au moins 1988 le PS commence à prendre ses distances, le PCF soutient toujours le régime algérien y compris sa fraction militaire la plus dure.
Il est à noter qu’après le PSU en 1988, en 1994, le PS entame à son tour une réflexion à dimension autocritique sur « un régime qui a longtemps eu nos faveurs (44)». Pour sa part, le PCF, en mars 1992, réalise un dossier exceptionnel sur l’Algérie qui n’est guère autre chose que la défense et l’illustration de la politique algérienne du PCF depuis 1954. L’esprit de ce dossier est bien défini par l’historien qui critique la production historio graphique contemporaine sur l’Algérie (Stora, Harbi, Pérvillé, etc.) et qui conclut ainsi: « Le PCF a besoin de connaître mais aussi de défendre le souvenir de son passé de lutte pour y puiser un peu plus de justification pour les luttes d’aujourd’hui et demain (45) . Et le besoin de s’interroger ?
En se limitant pour l’essentiel au niveau de relation acritique d’État à État, la gauche française, avec des nuances mais globalement au moins jus qu’en 1988, a légitimé le système de pouvoir algérien. À ce titre, elle a sa part de responsabilité dans les malheurs et les drames d’aujourd’hui.
Pour conclure, il convient de s’interroger sur les causes structurelles, idéologiques, qui ont permis le maintien durable – plus de vingt ans ! – d’une attitude favorable de la gauche à l’égard du régime algérien.
I1 faudrait rappeler le contexte d’origine et en particulier la période des grandes luttes anticoloniales qui, entre 1947 et 1975, a permis la formulation de plusieurs modèles stratégiques qui ont eu leur vie autonome comme fait idéologique. Le cas algérien, singulièrement, est devenu un paradigme très marqué par le mythe idéologique de la lutte des nouveaux » damnés de la terre » élaboré par F. Fanon. Ce mythe justifie la légitimation de la violence et la théorisation de la violence comme moyen nécessaire de libération.
Dans la gauche française, la force diffuse de ce mythe de nature quasi religieuse a exercé sa capacité d’attraction bien au-delà de la phase héroïque de la libération nationale algérienne et a influencé non seulement ses sympathisants mais aussi des secteurs chrétiens et même une partie de ses adversaires (y compris chez les gaullistes).
Le patrimoine politique propre à la gauche française a pu aussi faciliter un regard non critique à trois niveaux: d’abord la tradition jacobine, centraliste, étatiste, de la gauche française a pu lui rendre sympathique la constitution en Algérie d’un État à son image; et puis le débat sur le rôle économique de l’État dans la construction du socialisme est un débat bien français qui rendait le cas algérien là encore « familier »; enfin, l’élaboration tiers-mondiste de la problématique du « nouvel ordre économique international »,’ était tout simplement franco-algérienne, grâce au rôle des coopérants français en Algérie. Comme le dit J.-R. Henry, « l’Algérie a fonctionné un peu comme un laboratoire des aspirations et des mythes politiques [...] de la gauche française (46) ».
Mais en même temps que de vides, que de carences, que d’omissions dans l’outillage politique de la gauche pour « voir » l’Algérie: sur la nature de l’État, sur les présupposés de la démocratie, sur les questions constitutionnelles, sur les fondements du fédéralisme, et bien sûr, à propos de l’islam comme « alternative de sens », face au modèle dominant.
Et puis, la question des femmes est particulièrement révélatrice. Qu’a dit publiquement la gauche, le Parti communiste, le Parti socialiste, le PSU, etc. sur l’adoption du » Code de la famille » en 1984, pour ne prendre que cet exemple emblématique ?
- La gauche française à 1′heure du choix
En Algérie, l’État a échoué dans sa mission de développement. En 1988, le peuple algérien, par sa révolte, a accédé au rang « d’agent historique » d’une démocratie qui suppose des règles garantissant, outre l’égalité et les droits individuels, des formes plus avancées de participation et de distribution. Le consensus électoral librement établi est l’élément qui permet le mieux de résister aux pressions de la communauté financière internationale, laquelle voudrait résoudre le problème de la dette par des politiques répressives dans un sens antinational et antisocial. Dans ce cadre, la question de la nature de l’État algérien – ou plutôt du groupe social qui gère l’administration publique – est d’autant plus important qu’en dépit du libéralisme ambiant, ce groupe a conservé le contrôle de tous les moyens d’intervention sur l’économie et les services publics. De ce point de vue, la plate-forme de Rome a proposé des éléments pour avancer vers une institutionnalisation de la politique permettant la relégitimation démocratique du futur pouvoir, démarche que la gauche française doit soutenir en même temps qu’elle doit proposer une nouvelle coopération internationale.
Pour être prête, la gauche devra d’abord avoir la force de mener un bilan autocritique sur son passé, d’approfondir sa réflexion théorique sur la démocratie et sur l’État et d’établir avec la société algérienne en perdition une communication suffisante pour une perspective commune de modernité démocratique. e
Post-Scriptum: Je remercie Alain Chenal pour le PS et Jacques Fath pour le PCF de m’avoir facilité l’accès aux archives de leur parti respectif concernant leurs prises de position sur l’Algérie depuis 1962.
(1) – cf. Ghazi Hidouci: Algérie, La Libération inachevée, La Découverte. Paris, 1996.
(2) – Militant du PSU de la première heure, j’ai par la suite été en charge des relations internationales de ce parti entre 1974 et 1984, et à ce titre, j’ai bien sûr été amené à gérer et (un peu) à penser les relations entre le PSU et le FLN pendant cette décennie. En 1988, après les événements d’octobre, j’ai entamé dans l’hebdo du PSU une autocritique de fond de ce qui aura été le tiers-mondisme acritique du PSU, plaidant alors pour une «< redéfinition des voies et des moyens d’un nouveau modèle de développement ..
(3) – Dirigeant du mouvement Combat . pendant la résistance, Compagnon de la Libération, fondateur et directeur de l’Observateur, fondateur du PSU, Claude Bourdet a mené comme éditorialiste de l’Observateur une campagne systématique contre la politique française en Algérie. Ce qui lui a valu des saisies et même l’arrestation. Comme conseiller de Paris, il a été le seul à dénoncer ouvertement devant Papon la sauvage répression du 17 octobre 1961 à Paris contre les Algériens.
(4)- Tribune socialiste, septembre 1962.
(5)- Tribune socialiste, 13 avril 1963.
(6) – Tribune socialiste, 23 novembre 1963.
(7)- Tribune socialiste, 4 avril 1964.
(8) – Tribune socialiste, 9 mai 1964. Ajoutons que dans sa déclaration au Congrès Ben Bella a traité de la question féminine: La libération de la femme n’est pas un aspect secondaire qui se surajoute à nos autres objectifs. Elle est un problème dont la solution est un préalable à toute espèce de socialisme….
(9)- Tribune socialiste, 7 novembre 1964.
(10) – Cahiers du communisme, avril 1963
(11)- Cahiers du communisme, octobre 1964.
(12) – En France toute une école inspirée des thèses de François Perroux sur les pôles d’industrialisation a conforté ce choix à la fois communiste et tiers-mondiste (Samir Amin). Gérard de Bernis a été l’économiste français qui a aussi inspiré le plus directement la politique économique algérienne.
(13) – Pour connaître les positions de la SFIO, j’ai consulté la collection du Bulletin intérieur qui reproduit les prises de positions officielles du parti.
(14)- Tribune socialiste, article de Paul Parisot, 26 juin 1965.
(15)- Tribune socialiste, 18 octobre 1965.
(16)- Cahiers du communisme. G. Lachenal.
(17) – Bulletin intérieur, février 1968, n° 155.
(18)- Tribune socialiste, 11 janvier 1966.
(19) – Cf. la motion de la Direction nationale du PSU des 27-28 février 1971 et la déclaration commune PSU-FLN publiée dans Tribune socialiste du 22 avril 1971.
(20)- Tribune socialiste, 6 mai 1971. Article de Christian Leucate, auteur par ailleurs d’une étude approfondie de l’Algérie en 1970: « Développement national et luttes des classes », Critique socialiste (Revue théorique du PSU) n°3, janvier-février 1971.
(21)- Tribune socialiste, 23 février 1977.
(22) – Cahiers du communisme, novembre 1968.
(23) – Cahiers du communisme, avril 1971.
(24) – Exceptionnellement, ce communiqué est publié intégralement dans l’Humanité du 16 septembre 1974.
(25) – Élie Mignot, dans Cahiers du communisme, décembre 1974.
(26) – Cahiers du communisme, qui ont publié tous les communiqués PCF-FLN entre 1976 et 1981.
(27) – Reproduite dans l’Humanité du 17 décembre 1977.
(28) – Bulletin socialiste, 13 février 1971.
(29) – Bulletin socialiste, 26 février 1971.
(30) – Cité dans Les Socialistes et le tiers-monde. Berger-Levrault, Paris, 1977. p. 240.
(31) – Les Relations franco-algériennes aujourd’hui et demain, 6 juillet 1971, document interne du CERES.
(32) – Projet socialiste pour la France des annces 80, Club socialiste du livre, 1980, pp. 358-359.
(33) – Le Poing et la Rose, janvier-février 1980. n° 86.
(34) – La nomination de Claude Cheysson, « ami de l’Algérie », aux Affaires internationales dans le gouvernement Mauroy est particulièrement appréciée à Alger.
(35) – Le PSU a toujours maintenu un débat interne où se sont exprimés, même publiquement, des analyses et des avis parfois très opposés sur l’Algérie.
(36) – Je ne peux pas ne pas dire qu’à cette époque j’ai été mandaté par le PSU pour évoquer cette question auprès du FLN. Ce que j’ai, craintivement mais réellement, fait. À ma grande surprise, il me fut répondu aimablement que c’était un sujet qui préoccupait le FLN et qu’une solution positive serait trouvée. Nous étions en 1978 et il fut effectivement libéré peu de temps après. Mais nous n’y fumes pour rien et rien n’en filtra dans le communiqué final…
(37) – Autogestion, l’Alternative, 31 octobre 1988.
(38) – L’Humanité, 13 octobre 1988.
(39) – Communiqué du PS du 12 octobre 1988.
(40) – L’Humanité, 19 mars 1992.
(41) – Communiqué du bureau exécutif, 17 janvier 1992.
(42)- Cahiers du communisme, mars 1995. Article de J. Dimet, pp. 50-55.
(43) – Déclaration de Gérard Fuchs, le 13 janvier 1995.
(44) – Lettre de Vendredi, 25 mars 1994: «« les socialistes français et l’Algérie ~. Il est juste de préciser que dans son livre paru en 1991, L’invention du possible, Lionel Jospin, partant de son expérience, avait esquissé une première démarche autocritique (Flammarion). « Je me souviens encore de l’époque où, renouant les relations entre le PS français et le FLN algérien, nous taisions les observations critiques que nous aurions pu faire sur le ‘socialisme algérien’. Le FLN était si jaloux de son indépendance et si assuré de ses choix qu’il ne nous était guère loisible d’engager de véritables débats sur les chances et les risques du modèle algérien… C’est de cette autocensure que nous devons progressivement sortir… », p. 222.
(45) – Cahiers du communisme, mars 1992. Dossier, « Algérie, 30 ans après ».
(46) – J.-R. Henry: La France au miroir de l’Algérie, Autrement, 1982 n° 38.
Source: Mouvements, nov-déc 1998