Tout a commencé à Washington, par une conférence de presse surréaliste, le 28 janvier 2020, devant un parterre de VIP : l’équipe présidentielle en charge de la rédaction du plan (le secrétaire d’État Mike Pompeo, le conseiller et gendre du président Jared Kushner, l’ambassadeur des États-Unis en Israël David Friedman…), des membres du Congrès, le Premier ministre israélien, trois ambassadeurs arabes (Oman, Émirats arabes unis et Bahreïn)… et aucun responsable palestinien.
Une prise de parole de Donald Trump pour présenter à sa manière quelques points saillants de l’« accord du siècle », puis une intervention beaucoup plus précise de Benyamin Netanyahou décrivant tout ce que cette initiative apporte à Israël. Intervention ponctuée, à l’adresse de son hôte, de multiples « merci Monsieur le Président», « vous êtes le meilleur ami qu’Israël n’ait jamais eu ». Mais à aucun moment, il n’a fait référence à un « État palestinien », pourtant plusieurs fois évoqué par Donald Trump dans son discours.
Le plan est à l’image de cette cérémonie et inversement : totalement asymétrique.
Tout, tout de suite pour les Israéliens
Dès les premières lignes, le ton est donné : le plan est fondé sur une Vision (avec un V majuscule !) qui privilégie systématiquement la sécurité d’Israël avec notamment cette formule décisive : « on ne peut demander à Israël de compromis sur sa sécurité ».
Que les Palestiniens puissent avoir aussi, de manière légitime, des exigences en matière de sécurité est une idée qui n’effleure même pas les auteurs du document.
Dès lors, presque toutes les revendications de la droite nationaliste, de l’extrême droite et des religieux sont satisfaites. Et elles le sont d’autant plus que le plan soutient aussi les revendications historiques d’Israël. Dire que les territoires appartiennent à Israël au nom de ses « droits historiques » n’a plus rien à voir avec la sécurité. Et revient à nier complètement la réalité de l’occupation par l’armée israélienne.
Au nom de ces principes, présentés comme un « juste compromis », Israël pourra annexer toutes les colonies, y compris celles que le droit israélien considère illégales, et la vallée du Jourdain, soit au total près de la moitié de la Cisjordanie.
Ce plan envisage aussi de mettre en œuvre la vieille proposition d’Avigdor Liberman visant à transférer à cet hypothétique « État » palestinien le territoire israélien de la région d’Umm al-Fahm (le « Triangle ») parce qu’il est peuplé en grande majorité de citoyens palestiniens d’Israël (plusieurs centaines de milliers).
Bref, le président des États-Unis prétend octroyer, selon son bon vouloir, comme au temps de la colonisation, des territoires sur lesquels il n’a évidemment aucun droit, avec pour conséquence l’institutionnalisation d’un système d’apartheid aux implications dévastatrices.
Car de telles dispositions signifient que des centaines de milliers de Palestiniens soumis à la souveraineté israélienne n’auront aucun droit politique à l’instar des Palestiniens de Jérusalem-Est (environ 300 000) qui ne disposent que du très précaire statut de résident alors qu’ils sont chez eux depuis des générations…
Si une partie de la terre palestinienne peut ainsi être annexée, c’est la totalité des eaux territoriales qui pourrait l’être puisqu’Israël obtiendrait la souveraineté de celles se trouvant au large de Gaza, où sont situés de très importants gisements de gaz qui devraient revenir à l’État de Palestine.
Le « deal du siècle » se transforme ici en « hold-up du siècle ». Cette disposition s’inscrit d’ailleurs dans une « Vision » plus large interdisant à « l’État » de Palestine tout débouché sur la Méditerranée. Seul un accès aux ports de Haïfa et d’Ashdod pourrait être accepté sous certaines conditions imposées par Israël. Et aucun port à Gaza, sauf peut-être, un jour, en offshore.
Presque rien, plus tard, pour les Palestiniens
En « échange », les Palestiniens pourraient avoir un État d’ici quatre ans s’ils acceptent un certain nombre de conditions.
D’abord, que cet État démilitarisé et que leurs frontières comme leur espace aérien soient contrôlés par Israël – qu’ils doivent de surcroît reconnaître en tant qu’État juif. Ensuite, qu’ils renoncent au droit au retour de la plupart des Palestiniens devenus réfugiés en 1948 et 1967. Enfin, qu’ils cessent le versement de pensions aux familles des prisonniers politiques détenus en Israël – qualifiés de « terroristes » par le plan – et s’engagent à désarmer le Hamas.
Même si ces conditions impossibles étaient remplies, cet État n’en serait pas un puisqu’il ne disposerait ni de continuité territoriale ni de souveraineté. Son territoire ne s’étendrait que sur des fragments disloqués de Cisjordanie et sur la bande de Gaza élargie, au sud, par un peu du désert du Néguev. Et ce n’est pas « un réseau innovant de ponts et de tunnels » qui pourra compenser cette absence de continuité.
Sa frontière occidentale serait grosso modo définie par le tracé du mur/barrière de séparation construit depuis 2002 et considéré comme illégal par la Cour internationale de justice.
Sa « capitale » se trouverait dans la banlieue de Jérusalem-Est, à l’extérieur du mur, mais il n’exercerait aucune souveraineté sur les lieux saints musulmans et chrétiens de la vieille ville, où les Israéliens de confession juive auraient désormais le droit d’aller prier. Ce qui est une remise en cause du statu quo qui y prévaut depuis 1967 – absolument inacceptable, en particulier pour la Jordanie.
Si toutes ces injonctions israélo-américaines étaient satisfaites, les Palestiniens bénéficieraient des 50 milliards de dollars sur dix ans discutés lors du sommet de Bahreïn (juin 2019). Les fonds devraient être fournis en grande partie par le monde arabe, sauf que la Ligue arabe a depuis fermement rejeté le plan.
Et, comme on l’a vu, les gisements de gaz au large de Gaza passeraient sous souveraineté israélienne alors que leur exploitation serait un levier important pour le développement d’un véritable État palestinien.
Un coup de force contre le droit international
Toutes ces propositions violent l’ensemble des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, de la 242 (1967) à la 2334 (2016). Retrait israélien des territoires occupés au nom du principe fondamental de la non-admissibilité de l’acquisition de territoires par la force, condamnation de la colonisation contraire à la IVeConvention de Genève de 1949, illégalité de l’annexion de Jérusalem-Est. Il s’agit d’un véritable coup de force contre le droit international.
S’il est toujours possible d’en modifier les règles, cela ne peut se faire que par un accord entre TOUS les États. À l’instar de la Charte des Nations unies, le droit international est le produit du multilatéralisme et, en tant que tel, constitue un bien commun de l’humanité qu’il faut impérativement préserver.
Le plan Trump n’a strictement aucune valeur juridique. Ce n’est qu’une déclaration politique dépourvue de toute portée normative. Elle ne repose que sur l’exacerbation des rapports de force.
Loin d’être un plan de paix, cet « accord du siècle » est en réalité une source potentielle de multiples déstabilisations.
En Israël qui, avec les annexions, se transformerait en un système d’apartheid néocolonial. En Palestine, condamnée à la fragmentation et à l’enfermement. En Jordanie, où le roi Abdallah II risquerait de se retrouver dans une situation impossible. Dans le reste du monde arabe, où la question palestinienne et celle de Jérusalem restent des symboles importants même si nombre de ses dirigeants voudraient l’oublier.
Déstabilisation enfin sur le plan international, où l’abandon de principes aussi fondamentaux que celui de la non-admissibilité de l’acquisition de territoires par la force pourrait inciter les puissants du moment à s’engouffrer dans cette brèche pour satisfaire leur volonté d’hégémonie un peu partout dans le monde.
- Jean-Paul Chagnollaud est professeur émérite des universités et président de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO). Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Proche-Orient, sept ans de régression (2012-2019) (L’Harmattan, 2019), Israël/Palestine, la défaite du vainqueur (Actes Sud, 2017), Quelques idées simples sur l’Orient compliqué (Ellipses, juin 2008) ou encore, avec Pierre Blanc et Sid-Ahmed Souiah, Palestine, la dépossession d’un territoire (L’Harmattan, mai 2007).