Les parcs naturels d’Afrique australe : d’autres territoires de conflits Par Sylvain Guyot

parc1

Les parcs naturels africains sont synonymes de conflits environnementaux et territoriaux entre Blancs et Noirs. En effet, ils sont représentatifs du passé colonial où « préserver » la nature signifiait la « réserver » à une élite blanche en quête de dépaysement. Pourtant tout est fait aujourd’hui pour en faire des espaces de consensus, véritables enclaves de « nature », mondialisées, pacifiées et aménagées dans un continent réputé pour ses problèmes et ses conflits.

Les deux priorités déclarées pour la requalification des aires protégées en Afrique sont la participation des communautés riveraines et la construction d’espaces transfrontaliers. Pourquoi faudrait-il donc chercher des conflits où il n’y en aurait plus ? La réalité est bien sûr contrastée. Nous prenons ici plusieurs exemples pour montrer que les conflits relatifs aux parcs naturels, loin de disparaître, se recomposent en fonction des contextes et des intérêts en jeu.Les parcs les plus célèbres d’Afrique australe sont, en Afrique du Sud, le parc Kruger avec 1 million de visiteurs annuels et de 10 millions d’€ de recettes (carte ci-contre), en Namibie, le parc d’Etosha, au Zimbabwe, le parc de Hangwe, et au Botswana, le parc du Kalahari.Les enjeux autour des parcs naturels sont très importants. En voici quelques uns : la disparition d’espèces et la dégradation de paysages uniques ; la gestion territoriale des héritages coloniaux, dont la ségrégation ; l’utilisation des parcs transfrontaliers comme moyens de pacification ; le développement et le combat contre la pauvreté rurale. Les parcs d’Afrique du SudSource : Giraut, Guyot et Houssay-Holzschuch, 2005Réalisation : Hervé Parmentier

Un point sur les notions

Si les termes de nature, environnement, territoire, conflit ou encore participation sont bien définis dans la plupart des dictionnaires récents de géographie (Baud et al., 2004 ; Levy et Lussault, 2003), en revanche, les notions composites de « conflits environnementaux », de « conservation de la nature » ou encore « d’apartheid vert » méritent bien quelques explications supplémentaires. En effet, cette terminologie peut prêter à confusion (conservation de la nature) ou encore apparaître comme polémique (apartheid vert).

Notion 1 : Conflits environnementaux

Le « conflit environnemental » comme outil méthodologique
Ce type de conflit, associé à des degrés variables de violence, apparaît en relation (directe ou indirecte) avec une question environnementale (pollutions, conservation de la nature…) possédant une dimension spatiale forte (zone industrielle – zone résidentielle adjacente ; espace du parc naturel, voisinage du parc naturel). Des groupes d’acteurs différenciés, plus ou moins bien organisés selon des coalitions évolutives, vont se positionner différemment. L’étude du conflit environnemental permet donc l’étude de jeux d’acteurs spécifiques. Le conflit environnemental est alors un outil méthodologique d’étude combinée de l’espace et des acteurs.

Les « conflits environnementaux territorialisés », notion d’analyse géopolitique
Les conflits environnementaux sont territorialisés car ils possèdent une dimension spatiale. Ces espaces sont appropriés par des pouvoirs politiques ou des groupes sociaux, c’est-à-dire un ensemble d’acteurs territorialisés. Le problème environnemental révèle souvent un conflit lié à la délimitation (extension, proximité) de ces territoires ou à leur superposition. La dimension politique de ces territoires émerge comme une question majeure. La territorialisation permet ensuite de poser le problème de la résolution ou de la radicalisation des conflits par les différents acteurs, et, en particulier, les acteurs chargés de la gouvernance territoriale.

Notion 2 : Conservation de la nature

Action de conserver, de maintenir intact ou dans le même état. Synonyme, en principe, de protection, de sauvegarde. La conservation appliquée à la nature implique une gestion destinée à préserver une ou des espèces faunistiques et floristiques, voire un paysage, considérés comme menacés. Une contradiction réside dans le caractère fixiste de la conservation appliqué à des écosystèmes dynamiques et ouverts (extinction naturelle d’espèces, migrations d’animaux sauvages, remodelage paysager incessant via l’érosion ou les phénomènes naturels paroxysmiques…). Ainsi l’approche conservationniste, qui s’accompagne de clôtures, constitue un frein à la mobilité naturelle des espèces sauvages et aux prélèvements par les communautés locales sur la ressource préservée. De fait, les aires protégées les plus fameuses, également hauts-lieux touristiques, font l’objet d’une véritable gestion aussi bien du couvert végétal que du « cheptel » des différentes espèces animales. En outre la plupart des écosystèmes qui ont été protégés, en Afrique, étaient largement humanisés.

Notion 3 : Apartheid vert

L’apartheid vert peut être défini comme une notion dérivée de celle d’apartheid dans son sens classique. Il implique la sanctuarisation de grands espaces « naturels » à des fins de protection de l’environnement en mettant préalablement à l’écart les populations autochtones qui s’y étaient établies. Certains motifs de préservation d’un patrimoine naturel, potentiellement riche mais en voie de dégradation, se sont rapidement associés avec d’autres motivations comme l’appropriation de vastes espaces récréatifs pour les populations urbaines blanches au cœur des zones historiquement tribales. Cela a donc créé des conflits environnementaux territorialisés intenses entre des parcs bien aménagés, disposant de tous les services pour les touristes, investissant beaucoup d’argent pour le contrôle sanitaire des espèces sauvages, et un voisinage rural, dépourvu de tous les services de base, coupé de l’accès aux ressources naturelles nécessaires.

Ces trois notions sont très reliées les unes aux autres et servent de grille de lecture des différentes configurations que nous allons détailler à présent selon un plan par échelles emboîtées (sub-continental, national et local) de conflits d’intensités différentes (guerre, oppression et protestation).

Les parcs naturels entre guerre et paix : un outil géopolitique en Afrique australe

Les parcs naturels, un outil géopolitique pour faire la guerre (1970-1990)

Situés sur les marges frontalières, certains parcs sud-africains et namibiens ont occupé une fonction géopolitique de premier ordre, à une échelle sub-continentale, dans les conflits qui embrasent l’Afrique australe entre les années 1970 et 1990, lorsque la Guerre froide se projette dans la sous région.Ils fonctionnent à la fois comme des no man’s land et des glacis militaires qui permettent un contrôle étroit d’une ligne de front de guerre. Ainsi certaines parties du parc du Krüger ou encore la réserve de Ndumo ont été utilisées comme bases militaires d’entraînement et de soutien arrière à la RENAMO, guérilla mozambicaine droitière s’opposant au FRELIMO, guérilla indépendantiste marxiste. L’alliance entre la South African Defense Force (l’armée blanche sud-africaine) et les agents de l’Agence de conservation des parcs naturels du bantoustan KwaZulu entraînés comme force paramilitaire témoigne de la collusion entre militaires et conservationnistes. Des parcs de la guerre aux parcs de la paixSource : Giraut, Guyot et Houssay-Holzschuch, 2005Réalisation : Hervé Parmentier

Parallèlement, divers trafics se développent dans les parcs frontaliers, notamment le trafic de l’ivoire qui enrichit alors les mouvements armés soutenus par le régime de Pretoria ainsi que des intérêts militaires sud-africains. Ce dévoiement est facilité par le caractère traditionnellement paramilitaire de la protection de la nature en Afrique du Sud. Il renforce la perception répressive et violente que pouvaient en avoir les populations riveraines en butte aux rangers depuis la création de ces aires protégées.

Les parcs naturels, un outil géopolitique pour faire la paix ? (après 1990)

Les Transfrontier conservation areas de la Peace Parks Fundation (TPP) sont un des moyens utilisés par le gouvernement sud-africain pour répondre aux défis post-apartheid. Il s’agit de promouvoir l’intégration régionale en Afrique australe en multipliant les coopérations entre pays par une politique commune de conservation et de développement via l’éco-tourisme.

Le moyen de cette intégration est la mise en place de « super parcs » naturels, réunissant les parcs préexistants de chaque côté des frontières nationales. L’idée est de construire des objets internationaux en lieu et place de hauts-lieux des divisions régionales entre le régime de l’apartheid et ceux des Etats de la Ligne de front. Un tel procédé concerne plusieurs pays : ainsi, le Great Limpopo Transfrontier Park réunit le parc Kruger sud-africain, le parc de Gaza au Mozambique et celui de Gonarezhou au Zimbabwe. De nombreux acteurs sont impliqués dans la création de ces supers parcs :

  • Des acteurs supranationaux institutionnels : l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) a recommandé la mise en place de telles structures et identifié les zones potentiellement concernées en 1988 ;
  • Des acteurs supranationaux non gouvernementaux, comme le World Wildlife Fund (WWF), à partir de 1990, par la voix du président de WWF-Afrique du Sud, Anton Rupert, ancien extrémiste de l’apartheid, qui cherche à restaurer le fonctionnement « originel » — non gêné par l’activité humaine —de l’écosystème, et notamment des migrations des grands mammifères ;
  • Les Etats de la région.

 

Les TPP ancrent donc l’image de l’Afrique australe comme zone majeure et innovante de la conservation de la nature dans le monde. Cela est en accord avec les discours tenus localement et internationalement sur le développement durable. De plus, les aspects sociaux, fondateurs de la politique post-apartheid, sont également présents : on met, bien sûr, l’accent sur le développement local engendré par le tourisme à venir et la gestion participative, garante de bonne gouvernance et expérimentée précocement au Zimbabwe.

Tous les mots-clefs des discours susceptibles de motiver des bailleurs de fonds internationaux sont donc présents. La Banque mondiale, sollicitée par le Mozambique pour financer les TPP, a effectivement apporté son soutien. Les réalisations concrètes sont encore faibles. Le TPP de Kgalagadi, inauguré en 1999, est le premier à être mis en place. Il est donc trop tôt pour juger de leur efficacité réelle. Cette initiative apparemment nouvelle recycle des discours et des acteurs de la période précédente. Par exemple, Anton Rupert, qui apparaît ici comme le représentant bienveillant du WWF, est l’ancien PDG de la compagnie de tabac Rembrandt puis de Rothmans International. À ce titre, il a longtemps été le symbole de l’homme d’affaires afrikaner, richissime, extrêmement influent dans les cercles du pouvoir. Il a été membre du Broederbond, société secrète afrikaner dont la mission était de coordonner les activités de l’élite politique et économique afrikaner en vue de maintenir leur domination sur le pays. Les discours justifiant les TPP se fondent sur une vision néo-coloniale du continent, comme « the greatest animal kingdom », terre de Nature où les animaux vagabondent librement. Les hommes n’y sont présents que sous trois formes :

  • le touriste, majoritairement blanc, qui vient contempler une nature intacte et dépenser ses devises ;
  • l’Africain, visible dans des « cultural villages » fait partie du décor et est présenté dans son « habitat traditionnel ». On propose « pour la bonne conscience du touriste » des projets de développement participatif entre les communautés noires et les autorités du parc, financés par une taxe prélevée sur les droits d’entrée (community levy).
  • et, médiateur entre ces deux figures, le ranger, qui en même temps les résume : le ranger blanc conduit la Jeep et fait office d’expert animalier ; le ranger noir est traqueur et effectue les menus travaux.

 

De plus, les TPP participent d’un contexte géopolitique particulier. Ils ont été rendus possibles par la fin de la guerre au Mozambique et la fin de l’apartheid : les frontières se sont alors ouvertes ; la coopération entre les différents gouvernements, et avec les instances internationales est devenue possible. Dans le même temps, ce contexte géopolitique a aussi rendu possible le développement d’une hégémonie sud-africaine à l’échelle de l’Afrique australe — voire de l’Afrique subsaharienne. Cette domination est politique, économique, mais aussi touristique et « environnementale » : les TPP sont aussi un moyen de cette domination dans la mesure où ils renforcent le rôle central de l’Afrique du Sud. Les touristes internationaux, arrivant à Johannesburg, pourront visiter les principaux parcs naturels des pays voisins tout en restant basés en Afrique du Sud. L’arrière-pays touristique a simplement été étendu à une partie des pays voisins. Dans le cas du Mozambique, cette annexion s’explique aussi par la quasi absence d’organisation gestionnaire des parcs ou de sa profonde décrépitude (Maputo Elephant Reserve).

La genèse des parcs naturels en Afrique du Sud : une politique d’oppression.

Pour comprendre le caractère problématique de ces parcs de la paix, qui échappent aujourd’hui encore presque totalement aux Africains « de la base », il faut revenir à la genèse des parcs naturels en Afrique du Sud, pour bien comprendre en quoi ce sont des espaces d’exception pour les Blancs et des espaces d’oppression pour les Noirs.

La colonisation britannique, porteuse de discriminations spatiales dans toute l’Afrique [1], a utilisé au XIXe siècle la conservation de la nature comme outil ségrégatif. Cette ségrégation a été poursuivie et améliorée par les politiques d’apartheid à partir de 1948. La conservation de la nature permettait de protéger de vastes espaces de chasse et de loisirs pour les Blancs en y excluant les Noirs. Ces derniers étaient cantonnés dans des réserves où du pouvoir était donné (selon le principe du gouvernement indirect [2]) à leurs chefs « traditionnels » (autorités tribales) puis à des administrateurs de pseudo États à partir de 1970 (les Bantoustans). Par exemple, dans le bantoustan du KwaZulu, le pouvoir des membres du parti zulu de l’IFP [3] et des amis de la famille royale a de ce fait été légitimé par le Parti National afrikaner, catalysant les rivalités – puis les violences politiques – avec les mouvements anti-apartheid tel que l’ANC [4].

Un conflit de réserves : « nature » contre « natives » (KwaZulu-Natal, Afrique du Sud)Source : Giraut, Guyot et Houssay-Holzschuch, 2005 – Réalisation : H. Parmentier Au KwaZulu-Natal, comme dans d’autres provinces, la création des parcs naturels a répondu à plusieurs logiques chronologiquement distinctes. Les réserves de faune (ancêtres des parcs naturels) sont constitutives d’un dispositif territorial plus vaste, qui comprend également les réserves indigènes (Native Reserves — le terme est le même pour les espaces assignés aux « indigènes » et ceux dévolus à la Nature) et le domaine approprié par les colons (Crown Land). Les terres de la Couronne sont vouées à une exploitation économique rationnelle et moderne, par l’agriculture commerciale, l’exploitation minière et le développement industriel et urbain. Les réserves indigènes sont le cadre de la reproduction des sociétés africaines « traditionnelles », par l’agriculture de subsistance et la permanence des encadrements. Dès lors, les conditions de la dépendance économique et du contrôle d’une main-d’œuvre captive sont inscrites dans l’organisation territoriale.Dans cette géographie, les réserves de faune (game reserves) sont des enclaves de nature. Elles sont soustraites à l’espace des Africains pour offrir à la colonie de peuplement des espaces de loisir.On peut donc comprendre aisément pourquoi les parcs naturels sont toujours des territoires de conflits, car les héritages de ces politiques extrémistes, en particulier l’apartheid vert, sont toujours prégnants en Afrique du Sud. Il faut descendre à l’échelle locale pour analyser en détail, sous forme d’une étude de cas, ces enjeux actuels liés aux parcs naturels en Afrique du Sud, et par extension, en Afrique australe.

La saga complexe du parc de St Lucia (Afrique du Sud)

Cette étude de cas est représentative de la très grande complexité des conflits environnementaux liés aux parcs naturels en Afrique australe. Toutefois, ces conflits sont amplifiés par l’attitude, souvent très conservatrice, des acteurs en jeu à St Lucia, et des rivalités politiques existant aussi entre les Noirs.

Conservation contre titane

Au nord de la station balnéaire de St Lucia, dans la zone des Eastern Shores, se trouvent de très grandes dunes bordières de l’océan Indien. Elles ont la particularité, comme à Richards Bay plus au sud, de contenir des minéraux lourds et en particulier du titane. Les Eastern Shores ont un potentiel d’extraction minérale de 17 années. Pourtant, cette zone des Eastern Shores fait partie de la mosaïque des écosystèmes protégés du parc de St Lucia, malgré l’introduction critiquée d’une plantation de pins à vocation industrielle dans les années 1960.

Le début des années 1970, en Afrique du Sud comme ailleurs, correspond à la période des grands projets de développement industriel. Chronologiquement ces années coïncident avec la création ex-nihilo du port industriel de Richards Bay. Le gouvernement d’apartheid autorise la prospection minière dans la zone des Eastern Shores. À l’époque, on ne se posait pas la question préalable de la coexistence possible entre la protection de la nature et une possible extraction minière littorale. La phase de prospection minière débute en 1972 sous les auspices de la société qui a pris le nom « Richards Bay Minerals » (RBM) en 1976. Elle fait connaître au gouvernement, en 1989, son désir d’exploiter les gisements en place.Au début des années 1990, des protestations commencent à se faire entendre. Le gouvernement programme la fin des plantations de pins dans les Eastern Shores. Il décide aussi du principe de la création du Greater St Lucia Wetland Park. Le KwaZulu-Natal et le parc de St LuciaSource : Giraut, Guyot et Houssay-Holzschuch, 2005 – Réalisation : H. Parmentier

Le gouvernement se trouve face à une contradiction entre l’évaluation de la proposition d’extraction minière par RBM et la mise en place concomitante d’un cadre favorable au renforcement de la protection de la nature. Comment les groupes d’acteurs en présence vont-ils argumenter pour imposer leurs différents points de vue ?

Pour la conservation de la nature

Trois groupes d’acteurs vont s’unir pour la défense des écosystèmes des Eastern Shores contre la proposition d’extraction minière formulée par RBM. Ce sont des environnementalistes, des médias (presse écrite et télévision) ainsi qu’une alliance informelle de citoyens sud-africains.

Ils sont tous regroupés dans l’association « Campaign for St Lucia« . On y retrouve de nombreux professeurs, médecins, avocats, tous Blancs, cultivés, et attachés à la préservation d’un de leur cadre de détente favori. Le début des années 1990 est une période où le public (du moins blanc et aisé) est de plus en plus alerté au sujet des agressions contre l’environnement et donc plus apte à se mobiliser. Une pétition en faveur de la protection de l’environnement rassemble près de 300 000 signatures.1990 marque la fin symbolique de l’apartheid. Placer le conflit sur un terrain environnemental évite aussi de parler des vrais problèmes : comment gérer l’héritage de toutes ces années d’apartheid ?Cliché : S. parc4 Cliché : S. Guyot, 2001 Les dunes à titane de St Lucia

Le gouvernement ne peut se permettre « de se mettre à dos » une partie de l’élite du pays, d’autant qu’il sait pertinemment que sa « fin » est proche (en 1994, premières élections démocratiques et élection de Nelson Mandela).

Pour l’extraction minière

De son côté RBM, pragmatique, plaide pour sa cause, et met en avant les bénéfices économiques d’une telle opération minière à St Lucia en termes de création d’emploi et de dynamisation du tissu économique local. C’est un argument très recevable, quand on sait que plus de la moitié des résidents sont sans-emploi autour de St Lucia. Mais de quels résidents sans-emploi s’agit-il ? Ce sont des Noirs, qui n’ont jamais été réellement intégrés dans le discours des environnementalistes.

L’arbitrage

Le rôle du gouvernement est donc d’arbitrer, avec la réalisation d’une étude d’impact. Peut-on évaluer objectivement les impacts d’un tel développement sans tenir compte des questions de représentation et de perception collective liées à « l’émotion » ressentie ? Promouvoir une extraction minière et un développement éco-touristique au même endroit comme le proposait l’étude d’impact, est-ce tenir compte de l’attirance du public pour un « espace sauvage intégral », motivation principale des visites de touristes étrangers dans le parc de St Lucia ? La réponse est non.

Il est à noter le manque total de concertation avec les Noirs, les plus concernés par d’éventuelles créations d’emplois. Ce conflit a été négocié entre Blancs motivés par des intérêts divergents et résolu par une décision gouvernementale de 1996. Elle s’engageait à promouvoir un développement éco-touristique ambitieux susceptible de créer plus d’emplois et de richesses que ne le prévoyait l’exploitation minière des dunes littorales. En 2004, les grands projets de développement éco-touristique voient difficilement le jour et le titane sommeille toujours dans les dunes.

Récupérations géopolitiques

Le Greater St Lucia Wetland Park (GSLWP) est d’une superficie de 257 972 ha. Le Greater St Lucia Wetland Park, s’étend donc de St Lucia jusqu’à Kosi Bay à la frontière du Mozambique. Il correspond à la réunion, sous le contrôle conjoint d’une Autorité Nationale et de l’organisme provincial de conservation (Ezemvelo KwaZulu-Natal Wildlife), d’une myriade de parcs et de réserves naturelles aux statuts différents, dont certains étaient rattachés à l’Afrique du Sud blanche et d’autres au bantoustan KwaZulu formé lors du grand apartheid. Les alentours du parc sont très ruraux et très pauvres, en particulier les territoires qui appartenaient à l’ancien bantoustan KwaZulu.

Le parc de St Lucia dans les découpages de l’apartheid et du post-apartheid

 parc6      parc5

Cette complexité territoriale ne vient finalement pas remettre en question la fréquentation, ni la gestion du parc qui restent contrôlés par les Blancs. Mais surtout, on a ici l’exemple de la poursuite d’une lutte politique nationale qui veut que l’ANC conquière les territoires zoulous ruraux de l’IFP [3] par le biais de grands projets, ici le Lubombo Spatial Development Initiative (LSDI), et avec un nouvelle autorité nationale.

Les zones rurales sous-développées en périphérie parc7du parc de St LuciaCliché : S. Guyot, 2001 La nouvelle route en bordure du parc de St Lucia parc8construite par le LSDICliché : Myriam Houssay-Holzschuch, 2001

D’autre part, le gouvernement ANC a mis en place une réforme territoriale au niveau local qui multiplie des institutions locales sans réels moyens financiers, comme pour les décrédibiliser au profit du niveau national. En créant des municipalités élues (niveau du district à l’intérieur du parc), il fait d’une pierre deux coups. Il donne aux chefs traditionnels des concurrents élus appartenant à la même mouvance, l’IFP. Le gouvernement fait aussi la preuve que la structure municipale ne peut se passer de l’Etat central, faute de budgets suffisants, pour fournir les services de base à la population. Dans le même temps, il accélère la réalisation des aménagements routiers par le LSDI pour montrer sa capacité de développement et d’intervention.

Éléments de conclusion

En Afrique australe, la gestion des parcs masque des enjeux de compétition territoriale, dans un système où les « nouveaux » (municipalités issues de la politique de décentralisation, autorité nationale) n’ont jamais véritablement remplacés les anciens (chefs traditionnels, autorités de conservation), tant les héritages du passé liés aux politiques de discrimination spatiale ont du mal à être soldés. Il est encore difficile de dire qui a gagné, qui a perdu, car les analyses prospectives semblent souvent hasardeuses. L’Afrique australe peut-elle promouvoir ainsi plusieurs grands parcs quand elle limite l’accès touristique aux plus riches (Blancs ou étrangers) ?

Pour réconcilier les populations spoliées par la création des parcs avec l’idée d’environnement, la mise en place de réelles politiques participatives et de redistribution des bénéfices semblent nécessaires. Mais à quel prix ?

Notes

[1] Lire à ce propos le récit de voyage africain de Weulersse dans « Noirs et Blancs ».

[2] Indirect rule fidèle à la devise « diviser pour mieux régner ».

[3] Inkatha Freedom Party(IFP) : Parti nationaliste zoulou à base électorale essentiellement rurale

[4] African National Congress : Parti moderniste à base urbaine (parti de Nelson Mandela et de l’actuel président Thabo Mbeki).

Références, bibliographie

  • Giraut F., Guyot S., Houssay-Holzschuch M. – « La nature, les territoires et le politique en Afrique du Sud », Annales HSS, 60ème année, n°4, pp.695-717 – 2005
  • Giraut F., Guyot S., Houssay-Holzschuch M. – « Les aires protégées dans les recompositions territoriales africaines », L’Information Géographique, vol. 68, décembre, pp 340-368 – 2004
  • Gervais-Lambony P. – Territoires citadins, quatre villes africaines – Belin – collection Mappemonde – 2003
  • Gervais-Lambony P. – « Afrique du Sud, les temps du changement », Herodote n°111, p 81-98, La Découverte – 2003
  • Gervais-Lambony P. – L’Afrique du Sud et les États voisins, Armand Colin, collection »U » – 1997
  • Guyot S. – Rivages Zoulous : l’environnement au service du politique en Afrique du Sud ? – Ouvrage en cours de publication chez Karthala-IRD, 260 p. – 2005
  • Guyot S. – « Derrière le masque de l’écotourisme, le politique : conservation et discrimination territoriale en Afrique du Sud », Revue Tiers-Monde, t. XLV, n°178, p 341-363 – 2004
  • Guyot S. – « Les conflits environnementaux à St Lucia (Afrique du Sud), entre protection et exclusion », Annales de Géographie, n°634, pp 608-627, Armand Colin – 2003
  • Guyot S. et Rey B. – Archives du site de l’Académie d’Aix – Marseille – Conflits spatiaux et jeux d’acteurs au Maputaland, entre conservation d’un patrimoine naturel et développement communautaire (Kwazulu-Natal, Afrique du Sud) – 2001 – http://histgeo.ac-aix-marseille.fr/a/div/d010.htm

Pour élargir et compléter, une sélection de ressources en ligne

 

Publié le 09/03/2006

Auteur(s) : Sylvain Guyot, agrégé de Géographie, ATER au Département de géographie sociale de l’Université Pierre Mendés France, Grenoble, laboratoire TERRITOIRES (UMR PACTE) et UR 023 de l’IRD « Le développement local urbain »

 

Les commentaires sont fermés.