Les avatars de l’idéologie coloniale dans le miroir des rapports franco-algériens Par Mohamed Tahar Bensaada

Cinquante ans après l’accession des pays africains à l’indépendance nationale, il est permis de s’interroger sur les rapports qu’entretiennent ces pays avec l’ancienne puissance coloniale et sur le poids que continue à avoir cette relation complexe sur le devenir des sociétés africaines tant le lien entre mal-développement et dépendance mérite une attention particulière. Au-delà de tous les aspects économiques, sociaux et politiques que l’étude de cette relation pourrait contribuer à mettre à nu, il est une dimension importante qui reste malheureusement trop souvent méconnue. Il s’agit de la persistance de l’idéologie coloniale qui continue à alimenter les préjugés et à influencer les politiques des élites françaises à l’égard des anciennes colonies. Nous avons choisi dans cette étude de nous focaliser sur le cas des rapports franco-algériens tant cet exemple nous paraît concentrer l’essentiel des contradictions qu’un effort de décolonisation véritable se doit d’affronter pour envisager un autre futur possible dans les relations entre la France et l’Afrique.

Avant d’aborder les questions essentielles qui sont au cœur de cette relation particulière sur laquelle pèsent de lourds passifs historiques, il convient de définir ce que nous entendons par « idéologie coloniale » et en quoi cette dernière peut se retrouver dans des préjugés et des conduites politiques officielles et/ou officieuses. Le fait d’insister sur le rôle supposé d’une telle idéologie coloniale dans l’élaboration des politiques françaises à l’égard de l’ancienne colonie permet à notre avis de dépasser l’insistance des médias français sur les aspects  les plus spectaculaires qui impriment de temps à autre aux relations en dent de scie entre les deux pays une dimension émotionnelle accentuée.

Bien entendu, l’idéologie coloniale n’est ni simple ni monolithique. Elle peut parfaitement admettre plusieurs formes variables selon les époques historiques. Comme l’a si bien montré Frantz Fanon dans son œuvre, l’idéologie coloniale se présente toujours comme un rapport sociohistorique à l’Autre qui consiste dans la dégradation de celui-ci. Cette dégradation peut aller de la négation absolue, physique et morale, de l’Autre comme elle peut se contenter d’une autre forme de dégradation symbolique de l’Autre plus intelligente et plus pernicieuse. Dans ce cas, l’Autre n’est pas nié dans l’absolu mais sa reconnaissance est fonction de sa capacité à intérioriser- par lui-même- les valeurs dominantes de l’ancien maître colonial et à s’en faire le bon élève (1). Nous verrons comment les relations franco-algériennes depuis une cinquantaine d’années ont été rythmées par la déconstruction/reconstruction de ce rapport sociohistorique particulier qui est au cœur de l’idéologie coloniale. C’est pourquoi cette dernière est loin de se limiter à l’espace public français comme on pourrait l’imaginer à première vue. L’idéologie coloniale se retrouve également sous une forme « indigénisée » dans certains segments des élites sociales et politiques de l’ancienne colonie et nous verrons comment cette donne sociohistorique rend plus compliquée la construction d’une relation plus apaisée entre les deux pays.

Nous essaierons dans cette étude de débusquer les avatars de cette idéologie coloniale dans la perception française des principaux dossiers qui ont pesé de tout leur poids dans la structuration d’une relation franco-algérienne qui peut se présenter historiquement comme un modèle historique susceptible d’éclairer les défis tant politiques qu’intellectuels auxquels se trouve confronté le processus de décolonisation. Cinq dossiers retiendront notre attention. Le dossier relatif à la gestion par la France et l’Algérie de leur passé colonial commun, celui ayant trait aux fameux Accords d’Evian, le dossier relatif au modèle algérien de développement et ses conséquences sur les intérêts français en Algérie, le dossier concernant la politique étrangère de l’Algérie indépendante depuis l’option du non-alignement jusqu’à l’engagement militant en faveur des mouvements de libération nationale et singulièrement aux côtés de la résistance palestinienne et enfin le dossier se rapportant à la crise sanglante des années 90 qui a vu une partie des islamistes se lancer dans une insurrection armée contre le pouvoir d’Etat algérien.

 

Le lourd héritage du passé colonial

Le rapport de la France et de l’Algérie à leur passé colonial commun constitue sans aucun doute un premier litige d’ordre symbolique qui n’a jamais cessé d’influer depuis cinquante ans sur les relations entre les deux pays. Même sur le nombre de victimes laissés par la guerre, il n’y a pas d’accord et même les historiens français réputés progressistes n’hésitent pas à reprendre les chiffres de l’armée française tout en appelant les Algériens à dépasser leur crispation mémorielle. C’est ainsi que Benjamin Stora parle de 350 000 à 400 000 victimes civiles algériennes en insinuant que le chiffre avancé par le FLN d’un million et demi de victimes fait partie d’une mythologie qu’il appartient aux historiens « objectifs » de transcender (2)

Du point de vue algérien, la condamnation du passé colonial et la glorification de la résistance nationale du peuple algérien ont constitué tout naturellement pour le jeune Etat algérien indépendant un vecteur de légitimation et de consolidation de la cohésion nationale. Que cette idéalisation du passé ait servi les intérêts du système politique mis en place au lendemain de l’indépendance, cela ne pouvait en aller autrement dans la mesure où quelles que soient les critiques qu’on pourrait lui adresser, ce système est bel et bien issu du mouvement national algérien et plus particulièrement du FLN historique qui a déclenché et dirigé l’insurrection armée qui a conduit le pays à l’indépendance nationale. Cette question régulièrement abordée par les historiens français et leurs relais médiatiques est souvent mal posée. Pour éluder les véritables questions historiques, ces historiens se découvrent des accents « humanistes » abstraits en renvoyant dos à dos la violence du colonisateur et du colonisé sous prétexte que les toutes les morts se valent. A l’occasion de la célébration du cinquantenaire du cessez-le-feu du 19 mars 1962, l’historien surmédiatisé, Benjamin Stora n’a pas trouvé mieux que de rappeler des banalités du genre: « On est toujours dans la guerre des mémoires, où chaque camp dit : « Ma souffrance est supérieure à la vôtre, mes morts sont plus nombreux. » Cinquante ans après la fin de la guerre, il serait temps d’en finir avec cette logique mémorielle communautaire. Je souhaiterais que la France et l’Algérie respectent toutes les victimes : Algériens, harkis, immigrés, pieds noirs, appelés. Ne serait-ce que par considération pour les morts.« (3)
La question n’est pas tant dans les chiffres ou dans la politisation du passé colonial par l’Etat algérien. La véritable question devrait être: est-ce que l’Etat algérien exagère les atrocités du système colonial qu’il dénonce? Est-ce qu’il exagère l’héroïsme de la résistance anticoloniale du peuple algérien tout au long d’un siècle de colonisation et plus particulièrement durant la dernière étape de la lutte qui coïncide avec la guerre de libération nationale de 1954 à 1962 ? Ceux qui dénoncent la politisation par l’Etat algérien du passé colonial le font pour noyer la véritable question qui mérite d’être posée: la colonisation fut historiquement une infamie au regard des droits humains qu’ils ne cessent par ailleurs de proclamer et la résistance multiforme du peuple algérien, y compris la forme armée, fut au regard de la conscience et de la morale universelles un droit humain fondamental et légitime. Au lieu de cela, les historiens français et leurs émules médiatiques ont été occupés durant cinquante ans à trouver des prétextes au colonialisme français et à rechercher les « aspects positifs » que la colonisation aurait eus malgré tout en Algérie. Dans le meilleur des cas, on appelle les Algériens à « tourner la page du passé » pour s’occuper du présent et de l’avenir. En fait, il n’est pas demandé aux Algériens de tourner la page mais de déchirer une page essentielle de leur histoire. La question n’est pas seulement d’ordre historique ou mémoriel comme on peut le penser même si on ne condamnera jamais assez la propension des historiens français à vouloir écrire en lieu et place des Algériens l’histoire de la guerre d’Algérie, y compris dans son versant algérien comme l’ont fait Renaud Rochebrune et Benjamin Stora (4). L’amnésie historique à laquelle on convie les Algériens n’a pas seulement pour rôle de soulager la conscience des bourreaux d’hier ni de sauver la face d’une puissance qui continue à se présenter au monde comme la capitale des libertés et des droits de l’Homme. Cette amnésie historique est une condition nécessaire pour pouvoir imposer aux Algériens les nouveaux rapports néocoloniaux proposés dans le cadre de la « coopération » inégale qui caractérise la nouvelle relation entre le Centre et la Périphérie du système capitaliste.

Nous pouvons également identifier les ingrédients de l’idéologie coloniale dans les différentes lectures françaises de la guerre de libération nationale algérienne. Passons sur la lecture colportée par les nostalgiques du colonialisme pour lesquels cette guerre ne fut qu’une succession d’attentats terroristes contre de paisibles colons installées en Algérie depuis des générations et qui n’ont rien fait d’autre que fructifier la terre ingrate de ce pays perdu en Afrique. Les lectures les plus sérieuses sur la guerre d’Algérie peuvent être classées en deux catégories. La première catégorie reconnaît la responsabilité du système colonial dans le triomphe de la violence et regrette que ces circonstances historiques aient rendu impossible les tentatives de réforme du système colonial dans le sens d’une Algérie française fondée sur l’égalité des droits. La seconde reconnaît que la guerre d’indépendance était dans la logique de l’histoire mais regrette que le cours des évènements n’ait laissé aucune chance à une Algérie indépendante multiraciale et multiconfessionnelle « associée » à la France.

C’est la seconde catégorie de lecture qui devrait nous intéresser si nous voulons examiner les ingrédients qui ont contribué à former la nouvelle idéologie coloniale française qui va graduellement s’imposer dans les productions intellectuelles et médiatiques françaises qui se rapportent à l’Algérie. Comme il arrive souvent dans ce genre de situations, le discours historique est toujours influencé par la perception que les historiens et leurs émules médiatiques ont du présent c’est-à-dire des rapports franco-algériens tels qu’ils ont été façonnés par l’indépendance algérienne. Tout ce que les intellocrates français vont vomir dans l’Algérie indépendante doit absolument trouver ses racines culturelles dans le FLN historique. Le départ massif des pieds noirs et la nationalisation de leurs biens, le triomphe du système du parti unique et de l’économie administrée et la fin du monopole français en Algérie, tout cela était inscrit dès le départ dans la ligne idéologico-politique du FLN historique. Dans cette lecture manichéenne, il ne s’agit pas de n’importe quel FLN historique. Il s’agit d’un FLN historiquement reconstitué pour les besoins de la cause au prix de caricatures monumentales. Comme dans toutes les constructions imaginaires, il y a d’un côté les bons et d’un autre côté les méchants. Les bons, ce sont les dirigeants du FLN qui auraient caressé le rêve d’une Algérie indépendante multiraciale et multiconfessionnelle, une sorte de remake de la France républicaine. Il s’agit des dirigeants qui ont été formés à l’école de la IIIe République et qui ont fait leurs ses slogans idéologiques et politiques. Les mauvais, ce sont bien entendu les autres dirigeants du FLN historique qui ont été influencés par le nationalisme arabe et le discours de la Nahda islamique et qui ne pouvaient de ce fait voir l’Algérie autrement que comme une République « arabo-islamique » monolithique aux accents anti-occidentaux et particulièrement anti-français prononcés. Dans ce discours historique, la violence du FLN historique n’était pas seulement une réponse obligée à la violence coloniale mais aussi  l’expression supposée de la violence culturelle portée par le projet nationaliste du FLN lequel ne pouvait se hisser à la hauteur d’un patriotisme moderne dès lors qu’il a refusé de se ranger derrière l’étendard idéologique de la IIIe République.

Le discours historique français sur le mouvement national algérien et la guerre de libération est fondé sur plusieurs négations. Quand on insiste sur le rôle de l’émigration algérienne en France et plus particulièrement kabyle et sur l’influence du mouvement ouvrier et communiste français dans l’éclosion du mouvement national algérien moderne, on nie en fait la capacité du mouvement de résistance de la société algérienne à la colonisation à se muer par lui-même en mouvement national moderne. La société algérienne serait incapable de se hisser au niveau des exigences de la modernité politique et de la forme-nation en se fondant sur son seul legs culturel qui est par définition condamné au tribalisme et au mieux aux autres formes de socialisation politiques traditionnelles. Quand on insiste sur le rôle des dirigeants FLN issus de Kabylie pour tenter d’y déceler des signes d’un nationalisme plus moderne, c’est-à-dire au fond plus ouvert aux compromissions avec le système colonial et plus favorables à la solution d’une Algérie multiraciale et multiconfessionnelle sur laquelle pariait de Gaulle pour garder l’Algérie dans le giron français, non seulement, on applique la devise « diviser pour régner » mais on essaie aussi de faire accréditer l’idée que la culture arabo-islamique dans son essence est incompatible avec les idéaux républicains qui définissent la nation moderne comme un groupement de citoyens égaux par-delà leur diversité ethnique et religieuse.

C’est cette même lecture fondée sur une dévalorisation systématique de l’Autre que nous retrouvons dans la propagande colonialiste qui a toujours exagéré l’influence de l’Egypte nassérienne sur le mouvement algérien de libération nationale. Il ne s’agissait pas seulement de tenter de jeter la responsabilité de la guerre sur autrui pour dédouaner le système colonial et de mobiliser le soutien des Alliés engagés à l’époque dans un bras de fer avec Nasser. Il s’agit là également de l’expression politique d’une pensée coloniale incapable d’imaginer que le colonisé puisse se dresser tout seul sans parrain contre la domination coloniale ni qu’il puisse trouver par lui-même des motifs de convergence historique avec d’autres partenaires engagés dans un commun combat contre l’impérialisme et d’asseoir sur cette convergence des alliances conscientes et volontaires nourries d’une vision stratégique à long terme. Le colonisé est incapable de tout cela. Il ne peut être qu’un jouet manipulable entre les mains d’un Nasser englué dans un nationalisme arabe chimérique, coupable par-dessus-tout d’avoir osé défier l’Occident impérialiste et son rejeton israélien et d’avoir noué une alliance stratégique avec l’ennemi de l’époque: l’Union soviétique. De la même manière, le tournant à gauche de la Révolution algérienne au lendemain du Congrès de Tripoli (1962) et l’ « option socialiste » qui sera suivie sous des formes différentes par les régimes successifs de Ben Bella (1962-1965) et de Boumediene (1965-1978) seront interprétées comme un résultat direct de l’influence de l’Egypte nassérienne. Cette construction politique et médiatique revenait à occulter les formidables ruptures sociopolitiques opérées dans le cadre de la structure sociale algérienne dans le sillage de la résistance à la colonisation et plus particulièrement dans le cadre des changements imposés par la guerre de libération nationale qui a vu le déplacement de plusieurs millions de personnes à l’intérieur et à l’extérieur des frontières (5)

 

L’avortement des Accords d’Evian

Les Accords d’Evian (18 mars 1962) constituent un moment crucial dans l’histoire des rapports franco-algériens tant il est difficile de comprendre les frustrations accumulées du côté français indépendamment d’une évaluation sereine du destin réservé par l’histoire à ces Accords qui furent des deux côtés sujets à des lectures partielles et partiales. Le fait que le cessez-le-feu du 19 mars 1962 ait été suivi d’évènements tragiques qui ont précipité le départ des Pieds Noirs et rendu caducs les Accords d’Evian continue à diviser l’opinion en France. C’est ainsi que le cinquantième anniversaire du 19 mars n’a pas été célébré pour éviter d’accentuer cette division. A cette occasion, le secrétaire d’Etat aux Anciens combattants, Marc Laffineur, a indiqué dans un communiqué que l’Etat n’organiserait  «aucune commémoration nationale» à l’occasion de l’anniversaire du cessez-le-feu en avançant l’explication suivante: «si le 19 mars évoque la joie du retour des militaires français dans leur famille, il marque également l’amorce d’un drame pour les rapatriés, contraints au déracinement, et le début d’une tragédie pour les harkis, massacrés dans les semaines qui suivirent, au mépris des accords d’Evian». La décision du gouvernement français a été saluée par les associations de rapatriés et harkis : «Il est réconfortant que l’Etat, enfin, précise que la date du 19 mars, pour des centaines de milliers d’hommes et de femmes a marqué le début des plus grandes souffrances», écrit le Comité de liaison des associations nationales de rapatriés (CLAN-R) dans un communiqué. Un avis partagé par le Comité national de liaison des harkis (CNLH), pour qui «le 19 mars ne saurait être retenu comme date commémorative de la fin de la guerre d’Algérie. Des soldats de l’armée française, leurs familles ainsi que la communauté pied-noir ont suite au cessez-le-feu connu un véritable calvaire» (6)

Mais au-delà du drame humain, les Accords d’Evian, et ce qu’il en est advenu, constituent un tournant historique dans les rapports franco-algériens. Nous commencerons d’abord par rappeler les principaux enjeux historiques posés par ces Accords avant de voir comment l’histoire a réglé les points restés en suspens. Les Accords d’Evian comprenaient deux parties. La première partie énonçait l’accord de cessez-le-feu dont la date d’application était fixée au lendemain 19 mars 1962. La seconde partie contenait des déclarations gouvernementales relatives à la gestion de la période transitoire précédant le référendum d’autodétermination et à la fixation des règles politiques devant régir les rapports entre la France et l’Algérie dans les deux cas de figure (indépendance ou rattachement). C’est la seconde partie des Accords qui sera rapidement  rendue caduque par la suite des évènements historiques qui allaient s’accélérer en Algérie au lendemain du cessez-le-feu du 19 mars 1962.

Dans son chapitre premier, cette Déclaration stipule que « La consultation d’autodétermination permettra aux électeurs de faire savoir s’ils veulent que l’Algérie soit indépendante et, dans ce cas, s’ils veulent que le France et l’Algérie coopèrent dans les conditions définies par la présente déclaration« . La déclaration prévoit que jusqu’à l’accomplissement de l’autodétermination, l’organisation des Pouvoirs publics sera assurée par un Exécutif provisoire et un Tribunal de l’ordre public composé d’un nombre égal de juges européens et de juges musulmans. Le FLN est légalisé. Le second chapitre de la Déclaration contient des matières sujettes à discussion. Il est mentionné que « Si la solution d’indépendance et de coopération est adoptée »,   »l’Etat algérien exercera sa souveraineté pleine et entière à l’intérieur et à l’extérieur » mais il est ajouté que « L’Etat algérien souscrira sans réserve à la Déclaration universelle des Droits de l’homme et fondera ses institutions sur les principes démocratiques et sur l’égalité des droits politiques entre tous les citoyens sans discrimination de race, d’origine ou de religion. Il appliquera notamment, les garanties reconnues aux citoyens de statut civil français« . Mais ce sont les dispositions concernant les citoyens français « de statut civil de droit commun », c’est-à-dire les Pieds Noirs, qui vont poser problème. Durant les trois années suivant l’autodétermination, ces citoyens particuliers « bénéficieront de plein droit des droits civiques algériens et seront considérés de ce fait, comme des nationaux français exerçant les droits civiques algériens« . Au terme de ce délai de trois ans, ils choisiront entre la nationalité algérienne ou l’établissement en Algérie en tant que Français. Afin d’assurer la protection de ces citoyens particuliers, la Déclaration a prévu des droits et des garanties qui font d’eux par certains égards des citoyens privilégiés. « Leurs droits de propriété seront respectés. Aucune mesure de dépossession ne sera prise à leur encontre sans l’octroi d’une indemnité équitable préalablement fixée« . Les garanties juridiques accordées aux Pieds Noirs permettent à ces derniers de bénéficier d’un Etat dans l’Etat: « Ils recevront les garanties appropriées à leurs particularismes culturel, linguistique et religieux. Ils conserveront leur statut personnel qui sera respecté et appliqué par des juridictions algériennes comprenant des magistrats de même statut. Ils utiliseront la langue française au sein des assemblées et dans leurs rapports avec les Pouvoirs publics. Une association de sauvegarde contribuera à la protection des droits qui leur sont garantis. Une Cour des garanties, institution de droit interne algérien, sera chargée de veiller au respect de ces droits« . En ce qui concerne la « coopération entre le France et l’Algérie », la Déclaration prévoit un statut qui fait de l’Algérie un Etat sous une tutelle française à peine déguisée: « L’Algérie garantit les intérêts de la France et les droits acquis des personnes physiques et morales…En contrepartie, la France accordera à l’Algérie son assistance technique et culturelle » (7)

Ni les manœuvres diplomatiques de la France métropolitaine ni la violence aveugle de l’OAS n’allaient pouvoir endiguer l’aspiration des larges masses populaires algériennes à parachever le processus de libération nationale que les Accords d’Evian ont failli laisser au milieu du gué. La « nation algérienne en formation dans le creuset des vingt races » chère à Maurice Thorez, sorte de « nation arc-en-ciel » sud-africaine avant la lettre, n’a pas survécu à l’Algérie musulmane. L’Algérie indépendante n’en a pas fini de payer le prix fort de ce jugement de l’Histoire qui, pour dur qu’il puisse paraître sur le plan humain pour des centaines de milliers de Pieds Noirs obligés de quitter leur terre natale, n’en a pas moins constitué la seule solution historiquement possible pour en finir avec une structure coloniale obsolète. En effet, l’avortement des Accords d’Evian a constitué historiquement le casus-belli de la première crise  qui va marquer les rapports franco-algériens au lendemain de l’indépendance. Les Pieds Noirs qui voyaient déjà dans les Accords d’Evian une « trahison » de la France métropolitaine ne pouvaient considérer la suite des évènements que comme une suite logique de l’abandon dont ils auraient été victimes. Paris verra dans l’avortement des Accords d’Evian une sorte de « trahison » du FLN qui aurait tiré profit de la violence de l’OAS pour pousser à la solution qu’il recherchait secrètement depuis le début: se débarrasser des Pieds Noirs pour fonder une Algérie musulmane libérée de la tutelle française.

L’histoire de cette période cruciale pour l’avenir de l’Algérie et pour l’avenir des rapports franco-algériens reste à écrire et il faut se réjouir que tous les historiens qui se sont penchés sur cette période ne soient pas tous tombés dans les travers de l’idéologie coloniale. Nous citerons à cet égard les travaux de l’historien américain Matthew Connely  qui a eu l’honnêteté  de relever que c’est avant la politique de la terre brûlée de l’OAS qui a vidé de leur contenu les Accords d’Evian (8) ainsi que les travaux de l’historienne française Sylvie Thénault qui a eu le mérite de remettre en question les idées reçues répandues en France concernant la guerre d’Algérie comme par exemple « La guerre coûtait plus cher à la France qu’elle ne lui rapportait », « Tous les Algériens ne souhaitaient pas l’indépendance », « La violence est une permanence de l’histoire de l’Algérie » (9). Ce dernier préjugé, très tenace, sert perfidement à faire passer l’argument suivant lequel la descente de l’Algérie dans la crise sanglante des années 90 était un phénomène naturel dans l’histoire de ce peuple marqué par une violence multiséculaire qui rend très difficile toute transition démocratique et pacifique.

Mais la question qui nous importe dans cette étude est jusqu’à quel point la réception française de l’avortement des Accords d’Evian (10) participe-t-elle de la persistance d’une idéologie coloniale dont le dépassement constitue, à notre avis, une condition nécessaire à l’établissement d’une autre relation plus sereine et plus équilibrée entre la France et l’Algérie ?

Pour répondre à cette question, il ne sert à rien de ressasser les vieux regrets de ceux qui cherchent à noyer le poisson colonial dans un étang de slogans pseudo-humanistes creux. Ah, si les Pieds Noirs étaient restés en Algérie ! L’Algérie aurait eu tout le loisir de passer de la Tribu à la Nation via la République qui ne reconnaît que des citoyens égaux. La question de savoir comment dans cette République chimérique l’égalité juridique, à supposer qu’elle ait pu s’imposer, aurait pu empêcher que des citoyens « plus égaux » que d’autres profitent de la longueur d’avance historique qu’ils avaient sur leurs « concitoyens musulmans » sur tous les plans sociaux (propriété des terres, éducation, formation, postes dans la fonction publique, contrôle du système bancaire, etc) pour continuer à exercer leur domination, est systématiquement occultée par les historiens et les intellectuels français qui expriment leurs regrets que la solution d’une Algérie « multiraciale et multiconfessionnelle » n’ait pas eu sa chance historique. Mais là où la persistance de l’idéologie coloniale apparaît le plus clairement, c’est lorsque des intellectuels français insinuent que l’Algérie aurait sans doute mieux réussi à relever les défis complexes de la modernisation et de la démocratisation si elle avait pu compter sur ses Pieds Noirs. A la « diversité » supposée d’une Algérie « multiraciale et multiconfessionnelle » vient s’opposer la condamnable « unicité » de l’Algérie du FLN fondée sur l’idéologie « arabo-islamique » qui serait par définition exclusive. L’exclusion des Kabyles dans le système unitaire et centralisé édifié par le FLN au lendemain de l’indépendance ne serait que le prolongement logique de l’exclusion des Pieds Noirs, d’où la curieuse sympathie dont jouit la cause régionaliste berbère dans une France qui a pourtant plus de leçons à recevoir qu’à donner en matière de centralisme et de jacobinisme…

 

Le modèle algérien de développement

L’avortement des Accords d’Evian n’a pas seulement rendu impossible l’établissement d’une « nation arc-en-ciel » qui aurait été au mieux une copie du modèle que l’impérialisme a imposé en Afrique du Sud après que le système d’apartheid fut déclaré historiquement obsolète. Il a également fait échouer le projet qui consistait à faire de l’Algérie indépendante un Etat « associé » à la France métropolitaine. Que pouvait signifier à l’époque le concept d’ »association » sinon l’établissement d’un rapport de vassalité politique, économique et culturelle à long terme ? Le départ massif des Pieds Noirs dont la domination politique et économique devait être le garant d’une telle « association » allait rendre ce projet difficile sinon impossible à réaliser. Certes, outre les Pieds Noirs, la France pouvait compter sur les cadres « indigènes » formés à la hâte dans le cadre du Plan de Constantine (1958) et qui avaient rejoint les rangs de l’Administration coloniale à la veille de la proclamation du cessez-le-feu. Mais cette caste administrative ne pouvait faire le poids devant l’arrivée des cadres civils et militaires du FLN-ALN qui allaient vite imposer leur suprématie politique, ce qui ne signifie pas qu’ils allaient toujours avoir le dessus sur une caste administrative d’origine coloniale qui a continué durant des années à traîner les pieds quand elle ne pouvait pas saboter ouvertement les mesures révolutionnaires prises par la direction du FLN au lendemain de l’indépendance.

L’analyse critique des aventures de l’Algérie indépendante qu’elle soit l’œuvre de chercheurs universitaires ou de militants engagés n’est pas ici en cause et dépasse le cadre de notre présente étude (11) Il ne s’agit pas ici de juger la pertinence des choix opérés au lendemain de l’indépendance par la direction du FLN (nationalisations, autogestion, système du parti unique, etc) La question qui nous préoccupe est comment derrière la soi-disant critique des options de l’Algérie indépendante s’est mise en place un appareil idéologique qui consiste à nier à l’ex-colonisé toute capacité de construire son destin en dehors des sentiers battus de la pensée européenne qu’elle soit de droite ou de gauche. En effet, le « modèle algérien de développement » était suspecté sinon rejeté aussi bien de la part de la droite colonialiste que par la gauche paternaliste. Pour les premiers, l’option socialiste n’était que le prolongement de l’option nationaliste du FLN. Les colonisés ne pouvaient rejeter la mainmise de la France qu’en tombant dans les bras soit de l’Egypte nassérienne soit du camp soviétique. Les colonisés ne pouvaient se débarrasser de la domination coloniale qu’en ouvrant la porte à une domination plus grave, interne ou externe. La gauche et l’extrême-gauche françaises en feignant de soutenir l’option socialiste en Algérie allaient poser des conditions qui revenaient à interdire aux ex-colonisés toute véritable autodétermination. Le socialisme en Algérie ne pouvait se réaliser que dans les formes prévues par les théories produites en Europe. Le socialisme sera prolétarien ou ne sera pas même si le prolétariat était presque inexistant en Algérie à l’époque. L’idéologie marxiste fondée sur la lutte des classes se devait de remplacer l’idéologie national-populiste du FLN au mépris d’une réalité historique dans laquelle les enjeux de la transformation sociale étaient directement liés aux enjeux de la libération nationale du fait de la persistance des structures sociales héritées de la colonisation. L’attachement du FLN à l’islam comme religion d’Etat, ayant cimenté l’unité du peuple algérien dans sa résistance à l’oppression coloniale, était considéré comme une inconséquence regrettable quand il n’était pas dénoncé comme une survivance réactionnaire.

Les rapports franco-algériens ont été marqués par une succession de nationalisations qui ont été à chaque fois vécues comme une atteinte aux intérêts français et à l’esprit des Accords d’Evian. Cela a commencé très tôt avec la loi sur la nationalisation des biens laissés vacants par les Pieds Noirs qui ont quitté précipitamment l’Algérie. La politique des nationalisations ne s’arrêtera pas avec la chute du régime de Ben Bella puisque le régime issu du coup d’Etat du 19 juin 1965 n’hésita pas dès 1966 à décréter la nationalisation des mines et d’un certain nombre d’intérêts français en Algérie. Les nationalisations des intérêts anglo-saxons à la suite de la guerre de juin 1967 ont certes épargné la France dont le régime gaulliste s’est illustré par une position honorable lors de cette guerre israélo-arabe mais l’intermède fut de courte durée. Ces nationalisations qui touchaient le secteur stratégique des hydrocarbures s’inscrivaient dans une politique de long terme et allaient être couronnées par la nationalisation des intérêts français dans ce secteur en 1971 qui constitua un tournant historique dans les relations mouvementées entre la France et l’Algérie. A partir de cette date, la France a perdu sa position dominante dans le secteur des hydrocarbures en Algérie au profit d’autres opérateurs occidentaux (américain, britannique, italien) et japonais. Ce que l’Algérie a pu faire du contrôle de sa rente pétrolière après cette nationalisation et surtout après l’explosion du prix du baril suite au choc pétrolier de 1973 demeure une question à part et il n’est pas dans notre propos de tirer de cet épisode des conclusions hâtives sur la pertinence du « modèle algérien de développement » au regard des objectifs poursuivis et notamment celui d’un développement autocentré capable de répondre aux besoins fondamentaux d’une population croissante et de plus en plus exigeante. La question qui nous préoccupe ici est jusqu’à quel point la persistance de l’idéologie coloniale a empêché les analystes français de voir dans ces nationalisations un choix légitime qui conditionne toute entreprise de développement véritable même s’il est loin de la garantir dans l’absolu étant donné le poids d’autres facteurs socioéconomiques décisifs. Ce n’est pas l’analyse critique des limites d’un « modèle de développement » quel qu’il soit qui relève de l’idéologie coloniale. C’est le fait de considérer que les nationalisations et la rupture du cercle de la dépendance avec l’ancienne tutelle coloniale allaient obligatoirement déboucher sur un échec inéluctable. L’ex-colonisé est jugé absolument incapable de réussir son projet de développement dès lors qu’il a rompu les amarres avec son ancien maître colonial. L’ambition de l’ex-colonisé est jugée comme étant par définition « démesurée » pour la raison simple que l’ex-colonisé ne saurait avoir d’autre ambition que d’œuvrer comme un éternel second derrière son ancien maître colonial ou à la rigueur de le copier servilement dans ses choix et ses méthodes. Le crime du système de parti unique instauré par le FLN au lendemain de l’indépendance n’est pas tant d’avoir empêché l’éclosion d’énergies populaires émanant de la multitude algérienne, cette dernière étant jugée incapable par essence de se hisser à la hauteur de la modernité et de la démocratie, que d’avoir fait barrage aux ambitions de la bourgeoisie libérale « indigène » qui était porteuse du projet néocolonial concocté par le général de Gaulle dans le cadre du Plan de Constantine (1958) et qui aurait pu le réaliser grâce à son alliance avec l’Administration issue du système colonial et avec la France métropolitaine si les cadres du FLN-ALN n’          avaient pas mis fin à son rêve par leur intervention énergique et l’imposition du système de parti unique au lendemain de l’indépendance.

Analysé sous l’angle des rapports franco-algériens, le débat sur le « modèle algérien de développement » avec ses avantages et ses inconvénients est devenu un enjeu idéologique de première importance. Pour les idéologues néocoloniaux, ce ne sont pas les conditions historiques concrètes qui expliquent l’échec présumé de ce modèle, c’est le choix « souverainiste » fait dès le départ par le FLN qui pose problème. L’attachement à l’indépendance et à la souveraineté nationales et le choix d’un modèle de développement qui devrait leur assurer une assise économique et sociale est discrédité à la racine et est identifié à une sorte d’enfermement « nationaliste » et rétrograde qui ne pouvait que déboucher en fin de compte sur un échec. La raison en est simple. La société algérienne étant incapable par elle-même de produire les conditions d’une modernisation authentique, son « enfermement » sur elle-même allait produire nécessairement une rechute dans un sous-développement quasi-naturel qui vient confirmer a-contrario la thèse coloniale selon laquelle le choc de la colonisation a été malgré tout porteur de civilisation. L’impossibilité d’un progrès historique endogène ne frappe pas seulement la société algérienne, à l’instar des autres sociétés ayant subi les affres de la colonisation. Elle frappe également le socle symbolique sur lequel l’Algérie indépendante a cherché à construire son identité nationale et son accès à la modernité, à savoir l’islam. Ce dernier est essentialisé et renvoyé à l’image historique qui lui a collé à la peau durant les longs siècles de décadence sociale et culturelle et de dépendance coloniale. Il ne saurait constituer un cadre historique valable pour une entreprise de modernisation et d’émancipation fût-elle originale. Non, pour se développer, se moderniser et s’émanciper, l’Algérie se devait de suivre le chemin tout tracé par les idéologues de la civilisation bourgeoise moderne occidentale et leurs épigones français. De gauche ou de droite, la plupart des critiques français du « modèle algérien de développement » ne font que répéter ces évidences de la pensée coloniale.

Une politique étrangère indépendante qui dérange

L’avortement des Accords d’Evian a barré la route au projet néocolonial d’une Algérie « associée » à la France c’est-à-dire une Algérie sous la coupe de l’ancienne puissance coloniale. Si l’option socialiste et son train de nationalisations ont affecté durablement les intérêts français en Algérie même si elles ne les ont pas entièrement anéantis, c’est surtout par sa politique étrangère que l’Algérie indépendante va gêner profondément les intérêts français en Afrique. Certes, la politique étrangère du FLN n’a pas obéi à des critères idéologiques clairs dès le départ (12) Des choix pragmatiques dictés par l’analyse de la conjoncture internationale et régionale ont été à chaque fois le moteur d’un positionnement diplomatique qui finira par imprimer à la politique étrangère du pays sa marque originale. L’Algérie ne n’est tournée vers le fournisseur soviétique en  matière d’armements qu’après la guerre d’agression marocaine de 1963 et le soutien exprimé par l’Egypte nassérienne et Cuba qui étaient des alliés de l’Union soviétique à l’époque ont fini par convaincre le FLN algérien qu’une alliance objective avec Moscou était une condition pour assurer l’indépendance et la sécurité nationales étant donné la position des puissances occidentales (USA, Grande-Bretagne, France) engagées à l’époque dans un soutien direct à Israël et aux puissances coloniales présentes en Afrique (Espagne, Portugal). L’approvisionnement en armes auprès du fournisseur soviétique ne signifie pas que l’Algérie était devenue un pays satellite de Moscou à l’instar des pays membres du Pacte de Varsovie. L’Algérie gardera ses distances avec Moscou et continuera à nouer des relations économiques denses avec les puissances occidentales auxquelles elle n’a jamais cessé de fournir du pétrole et du gaz. Face au schisme sino-soviétique qui a marqué les années 60, Alger gardera une certaine équidistance puisqu’elle continuera de nouer des relations amicales avec les deux grandes puissances communistes.

Cette politique étrangère fondée sur le principe de non  alignement par rapport aux deux blocs antagoniques dans le cadre de la guerre froide n’a pas empêché Alger de devenir la « Mecque des révolutionnaires » comme le disait le leader anticolonialiste guinéen Amilcar Cabral. Le soutien aux mouvements de libération africains qui luttaient contre le colonialisme portugais et espagnol ainsi qu’à l’ANC dans sa lutte contre l’apartheid en Afrique du sud tout comme le soutien indéfectible à la résistance palestinienne contre l’occupation israélienne sont devenus des constantes de la diplomatie algérienne durant de longues décennies et malgré une certaine inflexion due notamment à l’affaiblissement de l’Etat suite à la crise sanglante des années 90 et aux pressions étrangères, la diplomatie algérienne continue malgré tout à afficher un attachement à ses principes fondateurs: droit à l’autodétermination des peuples, non-ingérence dans les affaires internes des Etats, règlement pacifique des différends politiques.

Cette politique étrangère relativement indépendante n’a pas seulement dérangé un certain nombre d’intérêts coloniaux et néocoloniaux en Afrique. Elle a également mis à l’épreuve la persistance de l’idéologie coloniale dans ses formes les plus diverses. Pour l’idéologie colonialiste portée par la droite française, la diplomatie algérienne a constitué une provocation inadmissible. Non seulement, l’ex-colonisé s’est permis de se libérer de la tutelle de son ancien maître colonial mais il se permet de soutenir d’autres colonisés à suivre son exemple. L’insolence de la diplomatie algérienne est allée plus loin. Non seulement elle se permettait de soutenir les mouvements de libération nationale au risque d’affecter les intérêts des puissances coloniales, mais elle n’a pas hésité à prendre la tête des pays non-alignés dans le combat en vue d’appeler à l’instauration d’un « nouvel ordre économique international ». Le discours de l’ancien président algérien, Houari Boumediene, devant l’Assemblée générale des Nations Unies est resté gravé dans la mémoire des militants tiers-mondistes qui aspiraient à plus de justice dans les relations internationales et les échanges entre le Nord et le Sud.

Dans cet appel en vue de réformer le système international, il n’y a pas que des intérêts économiques qui étaient en jeu. La soif de dignité et d’égalité était au cœur de la revendication d’un « nouvel ordre économique international ». La réaction des cercles néocolonialistes n’était pas seulement mue par l’attachement à des intérêts égoïstes. Elle relevait également d’une idéologie coloniale qui ne pouvait supporter que l’ex-colonisé ose réclamer une refonte des relations internationales qui passe par la reconnaissance pleine et entière de sa dignité humaine. L’idéologie coloniale aussi enracinée qu’elle soit dans la défense de sordides intérêts économiques se nourrit historiquement d’un complexe de supériorité forgé par plusieurs siècles de domination politique, militaire, économique et culturelle.

La diplomatie algérienne n’a pas seulement heurté les intérêts néocoloniaux défendus avec acharnement par la droite française (13) La position constante de l’Algérie aux côtés de la résistance palestinienne et des pays arabes du Front durant les guerres de  1967 et 1973 lui a valu l’hostilité d’une gauche travaillée en profondeur par les lobbies sionistes. Outre le passif historique entre le FLN et les socialistes français impliqués depuis la SFIO dans la politique colonialiste en Algérie, le conflit israélo-palestinien a constitué une nouvelle pierre de discorde. La social-démocratie française qui n’a jamais caché pas son attachement indéfectible à l’Etat d’Israël n’a jamais pardonné à la diplomatie algérienne ses engagements en faveur de la résistance palestinienne dont la principale composante, le Fatah de Yasser Arafat, était jusqu’à 1975, et pour certains jusqu’à 1982, identifiée à un mouvement « terroriste ». Ce qui est valable pour les tendances majoritaires au sein du PS français l’était aussi pour une grande partie des groupes d’extrême-gauche dont la rhétorique soi-disant « révolutionnaire » ne pouvait cacher leur infiltration par des courants sionistes de gauche qui voient dans toute position antisioniste arabe  l’expression d’un « nationalisme bourgeois ». C’est ainsi que la diplomatie algérienne fut la cible des feux croisés des bataillons de droite, d’extrême-droite, de gauche et d’extrême-gauche. Seul le PCF, en perte de vitesse dans la société française, a pu garder des relations cordiales avec le FLN durant ces cinquante dernières années malgré les différences idéologiques qui les séparent.

Les rapports franco-algériens à l’épreuve de la crise des années 90

La tension qui caractérise de temps à autre les rapports franco-algériens depuis cinquante ans atteint son paroxysme durant les années 90 quand l’Etat algérien fut confronté à une insurrection islamiste armée suite à l’interruption du processus électoral en janvier 1992. Le président Mitterrand avait déclaré au lendemain de la démission du président Chadli que l’Algérie se devait de « renouer avec le fil de la démocratie », ce qui a été interprété à Alger comme une ingérence inadmissible dans les affaires intérieures algériennes (14) Durant près d’une décennie, les relations entre les deux pays furent marquées par une méfiance réciproque qui n’a pas manqué de raviver les blessures du passé. Mais la méfiance a commencé plus tôt. La parenthèse du rapprochement entre l’Algérie de Chadli et la France de Mitterrand a tourné court. Le réchauffement des relations entre les deux pays n’a pas survécu au tournant survenu au lendemain des émeutes d’octobre 1988 réprimées brutalement par l’armée algérienne (15)

L’entrée du régime algérien dans un processus d’ouverture démocratique au lendemain de ces émeutes n’a pas suffi à calmer les ardeurs de ceux qui auraient souhaité que le FLN soit mis au musée de l’histoire au profit de nouveaux partis politiques plus faciles à manier dans le cadre d’un retour de l’influence de l’ancienne puissance coloniale sous les oripeaux de la « démocratie » et de l’ « économie de marché ». Même si aucune preuve n’a été avancée quant à l’implication d’une main étrangère dans les émeutes d’octobre 1988, il n’était pas difficile de voir que l’influence croissante de l’équipe de Mitterrand sur le président Chadli et son entourage proche a joué un rôle important dans l’affaiblissement de l’Etat algérien et plus particulièrement de son noyau dur représenté par la fameuse Sécurité militaire qui a été détachée du Ministère de la défense pour être rattachée directement à la Présidence sous le nom de Direction générale de la prévention et de la sécurité (DGPS). Cette dernière sera dénommée, suite à l’adoption du multipartisme en 1989, Direction générale de la documentation et de la sécurité (DGDS).

Les manœuvres internes et externes combinées visant à démanteler les outils de souveraineté de l’Etat algérien dans le but d’affaiblir ce dernier pour le rendre perméable à la tutelle de l’ancienne puissance coloniale ont été relayées par une opposition algérienne inféodée idéologiquement et politiquement à l’Internationale socialiste sous le slogan trompeur de la « dissolution de la police politique ». Mais ces manœuvres n’auraient jamais pu produire les dégâts occasionnés sans les dérives répressives dans lesquelles sont tombés les services de sécurité en l’absence de contre-pouvoirs démocratiques capables de protéger les libertés et les droits des citoyens en butte à l’arbitraire politique et administratif. L’incurie et l’autoritarisme du régime ont finalement constitué le meilleur allié de l’ingérence française en Algérie et le fumier sur lequel se sont développés les mouvements régionalistes et intégristes qui allaient surfer sur la vague du mécontentement social et constituer les deux fers de lance de la subversion contre l’Etat national algérien. La mauvaise gestion d’une « ouverture démocratique » concédée par le régime de Chadli sous des pressions internes et externes pas toujours aussi innocentes dans leurs motivations profondes a abouti à un résultat qui dépassait les attentes des architectes de l’ombre. L’affrontement sanglant qui s’en est suivi durant près d’une décennie a fait plus de 150 000 victimes et a marqué gravement et profondément les rapports sociaux et les mentalités en Algérie (16)

Cette crise a constitué une véritable épreuve pour les rapports franco-algériens. La France aussi bien officielle qu’officieuse s’est trouvée partagée devant cette crise aux conséquences politiques, diplomatiques et humaines considérables. La classe politique et l’intelligentsia françaises ont été divisées. Une partie a feint de soutenir l’armée algérienne contre l’islamisme armé non sans rappeler sournoisement que c’était la moins mauvaise solution pour éviter l’instauration d’une république islamique. Parmi les intellectuels français qui ont feint de soutenir la lutte de l’armée algérienne contre les groupes intégristes armés comme nous retrouvons bien-sûr les habituels va-t’n guerre, les « nouveaux philosophes » Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann, les déclarations de soutien sont généralement accompagnées d’une mise en cause très sournoise de la « compétence » et de la « détermination » de l’armée algérienne (17) La conclusion coule de source: pour qu’elle puisse assumer comme il se doit sa mission contre les groupes intégristes armés, cette armée doit se débarrasser de ceux parmi ses chefs qui seraient encore tentés par une « réconciliation » avec les islamistes et elle doit surtout faire appel au secours d’une armée plus « compétente »… pourquoi pas l’armée française par exemple ? L’autre partie a feint de s’opposer au coup de force des généraux algériens en appelant à respecter le vote populaire quitte à risquer l’instauration d’une république liberticide. Bien-sûr les socialistes qui défendaient cette seconde position ont toujours mis en avant le slogan « ni pouvoir militaire, ni république islamique » sans se demander sérieusement s’il y  avait vraiment à ce moment un autre choix que celui-là (18)

Mais au-delà des aspects politiques et diplomatiques que cette crise n’a pas manqué de poser, il est un fait que l’idéologie coloniale a trouvé un terrain fertile pour l’éclosion de tous ses poncifs historiques qu’on pouvait croire dépassés. Le soi-disant soutien à l’Etat algérien contre la subversion islamiste armée a été une occasion pour une croisade contre l’islam. Cette dernière pouvait d’autant plus se déployer sans complexe que les soldats en première ligne contre le péril islamiste étaient des Algériens. Les républicains français allaient ressortir leur célèbre « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! » (19) Les dépassements de l’armée algérienne dans cette « sale guerre » ne pouvaient qu’être mis sur le compte de la brutalité quasi-naturelle des sous-développés algériens quand ce n’est pas l’incompétence des militaires algériens qui était mise en cause.

D’un autre côté, ceux qui allaient faire des dépassements de l’armée algérienne leur principal fonds de commerce jusqu’à passer au second plan les atrocités commises par les groupes islamistes armés quand ils ne mettaient pas celles-ci sur le compte du DRS algérien, ils allaient trouver enfin dans la défense des Droits de l’Homme et de la souveraineté populaire des mobiles idéologiques assez commodes pour s’attaquer ouvertement à l’Etat-nation algérien sans risquer le moins du monde d’être classés dans le camp des nostalgiques de la colonisation qui n’ont jamais digéré l’instauration d’un Etat algérien indépendant qui cherche difficilement sa voie vers une modernité et une démocratie sociale enracinées dans le cadre des principes islamiques bien compris, conformément à la Déclaration du 1er novembre 1954.

L’idéologie coloniale n’est pas quelque chose d’uniforme. Elle peut se décliner au pluriel et prendre des formes très vicieuses. Quand on fait semblant de soutenir l’Etat algérien contre une subversion islamiste qu’on a tout fait pour encourager auparavant, on cherche à gagner sur deux tableaux. D’un côté, on élimine le soi-disant péril islamiste et d’autre part, on gagne en influence dans les appareils de l’Etat algérien et au sein  de la société civile algérienne en essayant de favoriser la montée en puissance des « quadras » francophiles et autres partisans de l’ « ouverture » aux puissances occidentales et en particulier à l’ancienne puissance coloniale. BHL s’est fait notamment un des porte-parole de cette ligne politique durant les années 90. Au lendemain d’un séjour à Alger qui l’a amené à rencontrer des « quadras » francophiles bien introduits dans le système algérien, il n’a pas hésité à leur faire du marketing politique: « Chérif Rahmani, ministre gouverneur d’Alger (…), est ouvert. Brillant. Il est typique (…) de la nouvelle génération de “quadras” qui arrivent aux affaires et poussent vers la porte les caciques discrédités du FLN. » (20)

Pour faire passer cette ligne politique qui consiste à pousser une partie de l’establishment politico-militaire algérien à s’allier à la France pour se débarrasser à la fois des islamistes et des nationalistes du FLN dans l’espoir que cela débouche sur une seconde République « associée » à la France, l’argument idéologique trouvé est fort simple: Il s’agit de faire croire que l’islamisme du FIS n’est que le prolongement naturel du nationalisme du FLN. Dans ces conditions, la lutte victorieuse contre l’islamisme armé ne saurait être complète sans le démantèlement du FLN. L’équation a été apprise par cœur par les partis dits « démocratiques » qui se développés sur la base de l’instrumentalisation politicienne de la revendication linguistique et culturelle berbère et qui ne cessent de réclamer l’interdiction du FLN comme gage d’une véritable « rupture démocratique » qui ne saurait être autre chose qu’une rupture avec les fondements historiques de l’Etat-nation algérien tel qu’il a été instauré au lendemain de l’indépendance.

D’un autre côté, en faisant semblant de soutenir la « souveraineté populaire » contre les généraux algériens, on sait parfaitement que le radicalisme islamique ne pourra jamais gouverner à long terme l’Algérie. Soit il sera discrédité auprès de l’opinion algérienne après une longue expérience que le peuple algérien est invité à endurer pour les besoins d’une mise en scène macabre soit il sera éliminé par une intervention étrangère qui profitera de l’occasion pour éliminer ce qui reste de l’Etat-nation algérien indépendant issu du FLN. Dans les deux cas, les islamistes auront été utiles à la seule perspective qui pourra satisfaire l’atavisme de la gauche coloniale: l’instauration d’une république « démocratique » dans laquelle les leviers de commande seront de fait mis entre les mains d’élites tribalisées et inféodées à la France après une élection sur mesure. Inutile de préciser que les partis islamistes qui auront joué dans ce scénario le rôle d’idiots utiles seront interdits dans la seconde phase-tout comme le FLN- pour laisser place nette aux partis dits « démocratiques » dont le discours se nourrit des poncifs les plus éculés de l’idéologie coloniale…

 

Notes

(1) FANON Frantz, Les damnés de la terre, Paris, François Maspero, 1962.

(2) L’Express du 18 mars 2012

(3) L’Express du 18 mars 2012

(4) ROCHEBREUNE Renaud, STORA Benjamin, La guerre d’Algérie vue par les Algériens-Des origines à la bataille d’Alger, Paris, Denoël, 2011.

(5) FANON Frantz, Sociologie d’une révolution. L’an V de la révolution algérienne, François Maspero, 1959

(6) Le Parisien du 18 mars 2012

(7) Le texte des Accords d’Evian a été publié par El Moudjahid le 19 mars 1962 et par Le Monde le 20 mars 1962.

(8) CONNELY Matthew, L’arme secrète du FLN, comment de Gaulle a perdu la guerre d’Algérie, Paris, Payot, 1962

(9) THENAULT Sylvie, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale », Paris, Odile Jacob, 2012. Lire aussi: THENAULT Sylvie, Algérie: des « évènements » à la guerre, Le cavalier bleu, 2012.

 

(10) Contre les Accords d’Evian, nous citerons notamment les travaux de Maurice Allais, Guy Pervillé et Jean Monneret:

- ALLAIS Maurice, L’Algérie d’Evian, réédition Jeune Pied-Noir, 2012.

- PERVILLE Guy, Les Accords d’Evian (1962), Paris, Armand Colin, 2012.

- MONNERET Jean, « La date maudite du mars 1962« , Etudes coloniales, mars 2012.

Pour des travaux historiques plus équilibrés, citons notamment :

- MORELLE Chantal, Comment de Gaulle et le FLN ont mis fin à la guerre d’Algérie, André Versaille éditeur, 2012.

- AGERON, Charles-Robert, « Les Accords d’Evian« , Vingtième siècle- Revue d’histoire, Vol. 35, numéro 35, Année 1992.

(11) Sur le modèle algérien de développement, citons les principaux travaux :

- CHALIAND Gérard, MINCES Juliette, L’Algérie indépendante, François Maspéro, 1972

- NYSSEN Hubert, L’Algérie en 1970 telle que je l’ai vue, Arthaud, 1970

- RAFFINOT Marc, JACQUEMOT Pierre, Le capitalisme d’Etat algérien, François Maspéro, 1978

- BENHOURIA Tahar, L’économie de l’Algérie, François Maspéro, 1980

(12) GRIMAUD Nicole, La politique extérieure de l’Algérie, Paris, Karthala, 1984.

(13) BRANDELL Inga, Les rapports franco-algériens depuis 1962, du pétrole et des hommes, Paris, L’Harmattan, 1981.

 

(14) La déclaration exacte de François Mitterrand qui a avait fait couler tant d’encre a été rappelée récemment par Le Figaro: « Je dis seulement que ce qui n’a pas été accompli en cette circonstance jusqu’à son terme prévu devait l’être et que les dirigeants algériens s’honoreront en retrouvant le fil de la démocratisation nécessaire qui passe nécessairement par des élections libres » (Le Figaro, 21 décembre 2013)

(15) VEDRINE Hubert, « Les rapports franco-algériens, 1962-1992, réconciliation ou conciliation permanente ? », Politique étrangère, numéro 3, 1993-1994.

(16) Sur la crise algérienne des années 90, les journaux français ont alternativement fait écho à ces deux thèses en compétition sont les auteurs soutenaient respectivement les deux camps opposés en Algérie: les « éradicateurs » et les « réconcilateurs ».

(17) Voir l’article d’André Glucksmann dans L’Express du 29 janvier 1998.

(18) Parmi les islamologues qui se sont exprimés sur cette crise, citons deux qui ont défendu deux positions antagoniques: Gilles Kepel qui a soutenu le régime algérien contre les islamistes et François Burgat qui a soutenu les islamistes contre le régime algérien.

(19) Claude Lefort a été parmi les premiers intellectuels français à justifier l’arrêt du processus électoral en Algérie au nom de l’argument républicain « pas de liberté aux ennemis de la liberté » et ce, dans un entretien au Nouvel Observateur du 19 janvier 1992.

(20) Le Monde diplomatique, décembre 2003.

Cet article fut publié une première fois dans l’ouvrage collectif : Roland Laffitte (sous la dir.) Où en sommes-nous de l’empire ? Editions Alfabarre, Paris 2014.

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