L’anthropologue face aux épidémies par Alain Epelboin

A un moment où la pandémie du Covid-19 est en train de transformer nos sociétés, des politiques publiques aux comportement individuels et collectifs, l’intérêt de l’anthropologie  et de son regard particulier est plus que jamais d’actualité. Pour alimenter le débat en cours à ce sujet, il est intéressant de relire cet entretien accordé en  août 2009 par l’anthropologue Alain Epelboin à Aline Sarradon-Eck, quand l’épidémie H1N1 avait mobilisé l’attention de tous les experts scientifiques et les responsables des institutions de santé publique.

La pandémie de grippe H1N1 mobilise tous les experts scientifiques et les institutions nationales et internationales responsables des systèmes de santé. Les anthropologues ont-ils une réflexion ou des connaissances à apporter dans la gestion de cette « crise sanitaire » ?

Alain Epelboin : Le rôle de l’anthropologue dans la réponse aux épidémies, ou dans le système de santé en général, que ce soit en soins palliatifs, en service de maladies infectieuses, en PMI, en population générale, est d’abord celui d’un déplacement de la demande. Au départ, il y a une demande de type « catalogue », de dictionnaire ethnographique des pratiques, des coutumes et des mœurs de l’« autre ».  Le rôle de l’anthropologue est de décaler le regard, de penser la culture des soignés autant que celles des soignants, d’amener ces derniers à comprendre (ce qui ne signifie pas approuver) le point de vue de l’autre, à s’imaginer à sa place.  L’anthropologue est un « traducteur culturel » (cf. J. Benoist), un griot, un atténuateur de racismes, un transporteur de la parole de l’autre, ici les soignés et les soignants, les malades et leurs familles. Bien souvent, cet « étrange étranger » est un révélateur d’émotions et d’angoisses latentes des personnels médico-sociaux, verbalisées ou non, et de dysfonctionnements de l’institution, qui passent inaperçus en cas de proximité sociale et culturelle de l’autre.

L’anthropologue doit mettre à plat l’ethnographie des fluides et des techniques du corps (hygiène quotidienne, salutations, éternuement, mouchage, contacts avec les malades, pratiques funéraires, etc.), en fonction des systèmes de pensée et des écosystèmes concernés. Cette analyse va permettre d’appréhender les distances et les proximités existantes entre le modèle proposé par la biomédecine et les autres systèmes de pensée disponibles. Dans la pandémie de grippe H1N1, de même qu’en Afrique lors des épidémies d’Ebola, on retrouvera très certainement des théories aériennes de la contamination, propagée à distance par le vent, les fumées, les odeurs. Et il ne s’agit pas là de la dissémination dans l’air du virus par l’intermédiaire de la toux, de l’éternuement ou des postillons, mais d’une représentation du virus assimilé à une pollution et / ou associé à une volonté maléfique.

L’anthropologie, « cousine » de la psychologie clinique et sociale, doit pouvoir donner du sens à des comportements jugés aberrants du point de vue de la logique épidémiologique médicale, pas seulement auprès de minorités culturelles ou dans des contrées exotiques, mais également « chez soi » et / ou à côté de chez soi : par exemple, comment penser le fait que des gens dans le métro d’une capitale européenne se passent un désinfectant sur les mains quand une personne a éternué à l’autre bout de la rame, plutôt, par exemple, que de se masquer le visage ? Psychose sécuritaire ? Trouble obsessionnel compulsif (TOC) ? Réparation d’une hygiène déficiente ? Théorie de la contamination aérienne ? Phénomène isolé, mal observé, décontextualisé ? À approfondir, de même que de très nombreux « faits sociaux » aurait dit Marcel Mauss, « formes élémentaires de l’événement » aurait dit Marc Augé !?

La connaissance des théories locales, populaires et savantes, scientifiques, parascientifiques et religieuses de la souillure et de la contamination va permettre d’apprécier et d’anticiper les usages sociaux et politiques, individuels et collectifs du malheur, notamment en termes de stigmatisation des individus et populations atteints et/ou jugés responsables de la propagation de l’épidémie 1. L’analyse faite par Vanessa Manceron 2 de l’histoire de l’oiseau contaminé par le virus de la grippe aviaire, retrouvé mort dans un étang de l’Ain en France au printemps 2006, avec un élevage de dindes décimé à la suite de cette découverte, montre bien les points de vue et intérêts partisans contradictoires des éleveurs, des propriétaires d’étangs et des différentes autorités politiques et sanitaires, des consommateurs, s’accusant réciproquement de propager la maladie, voire niant l’existence du virus. En Égypte, l’annonce de l’existence du virus, qualifié de « porcin », a permis aux autorités de tenter d’exterminer les élevages de porc des minorités non musulmanes, sur la base d’un scientisme validant les interdits bibliques et coraniques.

Un autre rôle de l’ethnologue, c’est de comprendre comment cette « nouvelle » maladie et ses divers symptômes trouvent leur place par rapport aux sémiologies et nosologies, aux « ethnomédecines » autochtones. La symptomatologie de cette grippe, fièvre, courbatures, toux, fatigue est banale. Tous les systèmes de prise en charge de la maladie, du malheur, (familiaux, populaires, savants, « culturels », scientifiques, religieux, alternatifs, antimédicaux, « négationnistes », mystiques) sont opérationnels et proposent leurs services. Compte tenu de la bénignité de la majorité des cas et de leur résolution spontanée, tous ces systèmes y trouveront la preuve de l’efficacité de leurs théories et pratiques ! En ce qui concerne les formes graves et / ou mortelles, pour l’instant très peu nombreuses statistiquement, chacun de ces systèmes propose également un diagnostic et / ou une divination, une lecture de la causalité du malheur. Ici, seuls les modèles virologiques et génétiques sont validés ; là, les incohérences, les dysfonctionnements, voire les incuries des autorités politiques, administratives et sanitaires quant à la prévention, la prise en charge et l’isolement des malades et / ou des contacts sont mis en cause. Simultanément, des modèles persécutifs, des théories du complot, des mises en cause d’agressions maléfiques, de ruptures d’interdits, de non respect de l’ordre social, écologique ou religieux sont invoqués, avec tous les remèdes et rituels associés, et les intérêts politiques et économiques sous-jacents. Un autre rôle concomitant de l’ethnologue est d’aider à affiner le décryptage des chaînes épidémiologiques et l’anamnèse de la maladie au cas par cas, par la connaissance des individus et des sociétés concernées, des comportements, des mentalités et des us et coutumes locaux, licites et illicites, dits et non-dits 3.

La connaissance du fonctionnement de la société permet d’anticiper les effets des mesures de prévention et de prise en charge proposées : comment penser l’isolement des malades et des sujets, non pas « suspects », mais contacts, en particulier en septembre, temps de regroupement scolaire dans de nombreux pays ? Les mises en quarantaine, à moins de disposer de moyens économiques et coercitifs massifs sont illusoires. Lorsque l’on veut franchir une frontière, les chemins de traverses sont toujours nombreux. Il suffit qu’un interdit soit posé pour que les mécanismes de son contournement soient mis en place ou redécouverts. Dans « l’endémie » de grippe à virus H1N1 actuelle, selon les données du moment accessibles sur le site de l’OMS 4, on est frappé par la prééminence d’une logique épidémiologique statistique, peu qualitative, insuffisamment plurifactorielle en ce qui concerne les caractéristiques des personnes « vulnérables » risquant une forme grave ou la mort : « les femmes enceintes, les jeunes, les personnes atteintes de pneumopathies, dont l’asthme, de maladies cardiovasculaires, de diabète, d’immunosuppression, de sida, d’obésité, etc. ». Des « minorités et des populations autochtones sembleraient présenter un risque plus élevé ».   Malgré les moyens déployés, il y a un manque d’épidémiologie fine sur les profils, les histoires de vie et les biographies médicales des patients graves. Plus inquiétant : l’affirmation du diagnostic est souvent clinique, sans confirmation biologique possible : les kits de diagnostic semblent peu disponibles. Des syndromes « grippaux »  ou fébriles avec expression broncho-pulmonaire, d’étiologies diverses, risquent d’être confondus avec la grippe à virus H1N1.

Au terme d’une première vague de ce qui est qualifié par l’OMS de « pandémie » avec des « flambées » et non pas « d’épidémie », des prospectives catastrophiques de recombinaison du virus restent envisagées et permettent de justifier les moyens déployés. L’anthropologue — mais là encore, il n’en a pas le monopole — peut souligner que les moyens de médiatisation et de vulgarisation scientifique massifs, caractérisant la fin du XXe et le début du XXIe siècle, font que des informations biologiques et épidémiologiques, qui n’étaient l’apanage ou le soucis que de quelques initiés, deviennent, au même titre que l’idéologie sécuritaire, des objets à l’usage des politiciens, indépendamment de leur gravité réelle : parfois des cache-misère de crises politiques et économiques. Le contrôle de l’endémo-épidémie est pensé en termes de vaccins et de traitements. Le rôle de l’anthropologie, au même titre que d’autres disciplines, y compris l’histoire des sciences pharmaceutiques, est aussi de s’interroger sur le fait que le remède proposé à l’heure actuelle (l’oseltamivir phosphate, Tamiflu®, monopole du laboratoire Roche), dont l’efficacité est sujette à discussion, est administré à une large échelle, notamment à des jeunes, alors que l’on ne sait rien sur ses effets secondaires à long terme. Au-delà de son efficacité pharmacologique réelle ou supposée, son existence agit comme un placebo politique et social, un talisman, un objet transitionnel apaisant les angoisses collectives : gare au retournement du fétiche si son efficacité pharmacologique n’est pas avérée ou que des effets secondaires graves émergent !

Du côté des vaccins, l’avenir semble pouvoir tirer des leçons de l’histoire des vaccinations, avec ses triomphes et ses échecs. En imaginant que le(s) vaccin(s) soit effectivement efficace, les anthropologues — mais ici encore, ils n’en ont pas le monopole — vont rappeler les inégalités d’accès à la santé et aux soins, qui affectent toujours les plus pauvres et les plus humiliés, en particulier les réfugiés, les migrants, les handicapés et les minorités culturelles ; sans compter les régions inaccessibles du fait de la guerre. Les réponses nationales et internationales à ce que je nommerais l’endémo-épidémie de grippe à virus H1N1 mobilisent des moyens humains, matériels et financiers considérables, qui contrastent avec les déficits chroniques de moyens d’action consacrés aux grandes endémies cosmopolites et / ou tropicales. Un tel événement est aussi l’occasion d’opportunités licites, informelles et illicites (assurer une carrière, réactiver un programme de vaccination élargie national, faire fonctionner une institution, grossir des comptes bancaires secrets), un ascenseur social, politique, économique, aussi bien pour les scrupuleux que pour les « bandits ». Elle ne peut manquer de susciter des convoitises, des collusions d’intérêts contradictoires sur la base d’éthiques à dimension variable selon les continents, les nations, les histoires, les cultures, les religions, les personnes. Et puis on entend aussi évoquer des modèles écologiques qui envisagent, qu’on le veuille ou non, une immunisation efficace de la population, non pas par la vaccination, mais par la diffusion « naturelle » de la pandémie virale…

 

Les swine flu parties5 ?

AE – Oui et non. Je crois que — si ces parties existent vraiment 6 — là, il s’agit d’une rationalisation a posteriori de comportements classiques relevant de l’inventivité du « folklore obscène » des jeunes 7, une socialisation basée sur le partage des fluides et d’une violence matérielle et symbolique, sur un fond d’auto-médiatisation (auto-mutilation ?) multimédia. On peut aussi les penser en termes de processus ordaliques, dont la jeunesse n’a pas le monopole, mais qui poussent à flirter avec ce qui dégoûte et / ou ce qui terrifie, à inverser les fondements des catégories conventionnelles de la souillure : je pense au baiser chrétien au lépreux, aux manipulations magiques de matières corporelles, aux groupes de musique nommés « Ebola ».

Vous nous décrivez la lecture que l’anthropologue peut faire d’une crise sanitaire : il en montre les différents usages sociaux. Il est là dans son rôle d’anthropologue de décodage des sociétés. Mais peut-il participer à la réponse à la pandémie ?

AE – Pour participer à la réponse à une épidémie ou intervenir dans des actions de santé publique, encore faut-il être sollicité : les propositions sont rares et émanent parfois d’institutions ou d’associations aux objectifs sous-jacents contestables.  La présence de l’ethnologue sur le terrain de l’action est souvent jugée superfétatoire et rejetée à plus tard au nom de l’efficacité, au bénéfice de disciplines scientifiques « dures ». Sa position est fragile, tenant au statut des personnes qui l’ont fait intervenir : à tout moment, il doit faire la preuve de la pertinence de sa présence. Cela implique une disponibilité, des savoirs multidisciplinaires, des connaissances sans cesse renouvelées, non seulement des autochtones, mais aussi des institutions médicales et de leurs personnels.

L’anthropologue, ainsi que d’autres chercheurs et praticiens, en fonction de ses compétences et de ses choix de citoyen, peut — et à mon sens doit — apporter sa contribution à des demandes sociales relatives à la santé publique, ici à la réponse à la mondialisation de la grippe à virus H1N1, là au contrôle d’une épidémie mortelle comme une fièvre hémorragique virale localisée. C’est la fréquentation répétée du (des) terrain(s), en situation épidémique ou non, qui donne sa légitimité et sa pertinence à l’anthropologue : mais avec l’informatique et le téléphone, on peut collaborer activement à partir de son bureau (surtout s’il est portable) à un réseau multidisciplinaire formel ou informel de chercheurs et d’acteurs, en faisant circuler les informations de terrain, leur analyse pluridisciplinaire ainsi que des savoirs et réflexions connexes.

Dans mon expérience, majoritairement africaniste du fait de mes compétences, les services de l’action sanitaire et sociale, les services hospitaliers, les médecins, les personnels médico-sociaux, l’OMS, ne font appel à un ethnologue que lorsqu’ils sont en situation d’échec ou d’impuissance 8 : intoxications saturnines infantiles ; enfants « signalés » par les services de PMI ; soins palliatifs ; observance de traitements de maladies chroniques ; douleur ; insomnie ; anorexie ; troubles psychiatriques réactionnels à une maladie infectieuse, nommés souvent à tort par les psychiatres « bouffées hallucinatoires » et / ou « délires mystiques» ; réactions hostiles des populations lors des réponses aux épidémies de fièvres hémorragiques virales (FHV). Cependant, dès que l’angoisse ou le sentiment d’impuissance des intervenants médico-sociaux s’apaise, la pertinence du recours à l’approche anthropologique disparaît ou est considérée acquise. Dans un éditorial 9 de la revue médicale Cahier Santé, j’avais évoqué le modèle de la « hotte de portage » pour décrire le rapport entre anthropologie médicale et médecine : il y a des allers et retours de connaissances et de savoir-faire qui se font avec, du côté de la médecine, la tentation de « venir faire son marché » et de repartir rapidement la hotte pleine de recettes, estimant ne plus avoir besoin de recours externes. Il faut aussi relever que les pratiques professionnelles quotidiennes sont soumises à des logiques de rentabilité quantitatives, qui laissent peu de place à une « médecine artisanale » personnalisée, dévoreuse de temps.

Une tendance actuelle, heureuse à mon sens, consiste — notamment pour des ONG — à recruter des anthropologues, mais en leur assignant trop souvent une exigence de rentabilité immédiate : les engageant sur le champ dans une pratique opérationnelle, insuffisamment lavée de son ethnocentrisme initiateur, sans leur laisser le temps de faire leur travail d’ethnographe, basé sur l’observation flottante et la déconstruction épistémologique ; sans possibilité de distanciation, parfois de remise en question des moyens et des objectifs, voire du fonctionnement de l’institution.  Hier et aujourd’hui, l’anthropologue a été et risque souvent de n’être qu’un alibi culturaliste, donnant bonne conscience aux pouvoirs en place, masquant les insuffisances matérielles et conceptuelles institutionnelles, n’ayant pas vraiment les moyens de jouer son rôle de traducteur culturel au service de la population et en particulier, de mon point de vue, des plus démunis ou humiliés. Ici, comme ailleurs, les risques d’instrumentalisation sont importants.

De ces différents niveaux d’intervention de l’anthropologue résultent ce que vous nommez des « recommandations compréhensives » ?

AE – Oui, j’ai utilisé cette expression 10. Il y a toujours coexistence de deux pôles dans la réponse à une épidémie, un binôme dyadique variable selon les situations : un pôle coercitif (autoritaire) et un pôle compréhensif (empathique), ce dernier traditionnellement réservé aux élites privilégiées, à la « clientèle privée », à la famille et aux amis.  Être compréhensif signifie traiter des personnes et non pas des organes, des corps et des populations anonymes infectés par le virus : cela implique de tenir compte des caractéristiques individuelles et collectives, d’avoir un souci permanent d’humanisation de la réponse à l’épidémie, de façon à ne pas encore rajouter de la souffrance et de l’angoisse.

Mettre en place une structure d’isolement est nécessaire, mais parfois il faut savoir la mettre en place à domicile, en instruisant la famille et en lui donnant des moyens matériels adéquats : gants, masques, produits désinfectants, traitements, vaccins. Lorsqu’une structure d’isolement est mise en place, il faut veiller à sa « transparence », à ce que les conditions matérielles et psychologiques soient satisfaisantes : que des personnes «contactes», mais aussi indemnes n’y soient pas contaminées ; que des moyens de confort (nourriture, hygiène), de communication (visites de la famille, téléphone, radios, traducteurs pertinents) soient organisés. Les familles doivent être très bien informées de l’évolution de leurs malades.

Si le pronostic vital est compromis, cela doit être anticipé, que ce soit ici encore en termes d’information de la famille, mais également en termes d’anticipation des rituels mortuaires qui doivent être réinventés de façon à ne pas provoquer de contaminations supplémentaires, que ce soit du fait des contacts avec le cadavre ou du fait du rassemblement de population. Si la mortalité est importante, les structures de prise en charge des enterrements ou des crémations risquent d’être rapidement débordées avec des opérations à la sauvette qui n’associeraient pas les familles, rendant difficile le travail du deuil, favorisant des flambées de violence qui risqueraient de compromettre le contrôle de l’épidémie.  Il faut aussi tenir compte de l’angoisse des personnels soignants, qui dans le cas de la grippe, comme des fièvres hémorragiques virales, sont nombreux à être contaminés. Enfin, il faut anticiper les recherches de boucs émissaires ou de stigmatisations des anciens malades, voire de leurs familles.

Cette position d’émettre des recommandations compréhensives n’est pas suivie par certains chercheurs qui, à l’inverse, ne veulent pas interférer dans les processus d’intervention sanitaire. Ils donnent une analyse des situations et des interactions, mais ils laissent aux professionnels le soin de tirer des conclusions à partir des analyses qu’ils ont produites.

AE – Donner des conseils à distance ou mouiller sa chemise, le débat n’est pas là. Ce type de discussion a parcouru l’anthropologie depuis ses origines, surtout avant l’irruption du sida et doit toujours rester présent à l’esprit. La manne financière apportée par l’épidémie de sida a transformé la position de certains anthropologues « puristes » qui soutenaient que l’anthropologue ne devait pas intervenir dans l’action et devait se distancier.  C’est toute la problématique de l’anthropologie dite appliquée que certains chercheurs, certaines écoles de pensée réprouvent, compte tenu de sa dangerosité (la fable de l’ours et du jardinier) et de son instrumentation par les pouvoirs en place, mais qu’ils pratiquent de fait, comme Monsieur Jourdain fait de la prose sans le savoir, en faisant leur métier, en publiant leurs recherches, en ne refusant pas une conférence, une causerie télévisée.

La qualité d’un chercheur tient aussi à ses qualités humaines propres, à son empathie, à son rapport à l’autre, à sa capacité à prendre en charge une partie de la douleur. Lorsqu’un anthropologue non initié à la psychologie clinique et sociale fait énoncer à des patients atteints de sida l’histoire de leur vie, ou bien réalise une autopsie verbale auprès de proches d’un défunt, il peut provoquer des dommages collatéraux non négligeables, des espoirs illégitimes ou des mémorisations délétères, neutralisant un travail de deuil efficace.  L’éthique de l’intervention anthropologique, telle que je la définis, se situe d’abord dans le choix réfléchi et critique des terrains, des lieux d’observation et d’énonciation : focus group formel ou observation participante et entretiens au fil des évènements ?  Il faut anticiper la demande sociale pour être pertinent au moment où on est sollicité. Ce n’est pas cinq ans après l’apparition du sida que doit germer l’idée de travailler autour de cette pathologie.

On n’est pas dans un autre débat ?

AE – Tout un courant de pensée soutient que, à partir du moment où l’on travaille de cette façon-là (dans l’application), on est instrumentalisé, captif de l’institution et de ses intérêts.  Dans l’espèce de jeu de billard à quatre dimensions que représente l’action de l’anthropologie appliquée, l’expérience montre que lorsque l’on croit avoir visé sa cible par une action appropriée, on a oublié que l’on a déséquilibré tout un processus en arrière-plan. C’est le syndrome du battement d’aile de papillon qui déclenche un cyclone…  Fondamentalement, cela nous renvoie au fait qu’il y a, à la fois une unité de l’anthropologie et des anthropologues qui interviennent dans ces situations, et en même temps, que tout est lié aux personnes, à leurs personnalités, aux savoir qu’elles mobilisent, à leur expérience, à leur capacité « guérisseuse ».

Dans les recommandations compréhensives dont il était question précédemment, vous avez écrit qu’il faut « gérer « habilement » ou combattre les négationnistes ou les créationnistes quant à l’existence du virus ». Est-ce le rôle de l’anthropologue de « combattre » ces gens-là, ou, au contraire, de les « défendre » ?

AE. Dans toutes les institutions que je fréquente, dans les ministères, les instances internationales, comme sur le terrain, j’insiste sur le fait qu’il importe pour une partie de la société d’exprimer un discours négationniste et je ne parle pas de discours critiques ou contestataires dont l’utilité est évidente.  Le terme « combattre » est très guerrier, mais dans ces situations dramatiques, c’est vrai que je suis très « médecin » (citoyen du monde) et que parfois il faut neutraliser l’influence d’individus ou de groupes de pression, des brigands de haut vol ou de bas étage, mais aussi des gens sincères et intègres, qui vont chercher dans le malheur, ici une épidémie, la légitimation de leur « vision du monde ». Il faut donc anticiper ces réactions et construire également la communication et l’action par rapport à ces « gens-là ».  Je pense aussi à des idéologies intégristes, imposant l’excision, interdisant les manipulations du sang, les vaccinations ou limitant l’accès des femmes aux soins. En gardant en mémoire que des Témoins de Jéhovah, en interdisant le recours aux produits sanguins font courir des risques mortels à certains d’entre eux, mais ont sauvé et sauveront certains des leurs dans les temps de sang contaminé par un virus ou un parasite.

Une conclusion ?

AE – Pour le meilleur et pour le pire, l’anthropologue est lui aussi vecteur d’idéologies et de croyances. À l’anthropologue de toujours s’efforcer d’explorer ses limites, de pratiquer l’analyse critique y compris sur lui-même, d’être humble et en même temps à la hauteur des espérances dont il est l’objet, tout en ne se laissant pas trop instrumentaliser : au delà du travail effectué, n’est-il pas lui aussi un placebo, un objet transitionnel, dont la seule présence peut être efficace ? Parfois, il est un guérisseur des soignants et des soignés.

Notes

1  Epelboin A, Formenty P, Bahuchet S., 2003 — « Du virus au sorcier : approche anthropologique de l’épidémie de fièvre hémorragique à virus Ebola sévissant dans le district de Kéllé (Congo) ». Canopée n°24,  pp 5-6 ; voir http://www.ecofac.org/Canopee/N24/Sommaire.htm et http://www.open-earth.org/document/readNature_main.php?natureId=228

2  NDLR :Vanessa Manceron a publié plusieurs articles sur ce travail. Voir en particulier : Manceron V., 2009 — « Grippe aviaire et disputes contagieuses. La Dombes dans la tourmente », Ethnologie Française, 39(1) et Manceron V., 2008 — « Les oiseaux de l’infortune et la géographie sanitaire. La Dombes et la grippe aviaire », Terrain, 51(2).

3  Leroy E. M., Epelboin A., Mondonge V., Pourrut X., Gonzalez J.-P., Muyembe-Tamfum J.-J., Formenty P., 2009 — « Human Ebola Outbreak Resulting from Direct Exposure to Fruit Bats in Luebo, Democratic Republic of Congo”, 2007 Vector-Borne and Zoonotic Diseases oi:10.1089/vbz.2008.0167.

4  Cf. OMS, 2009 — Grippe pandémique H1N1 2009: actualités en bref n° 9

5  NDLR : « Fêtes grippe porcine » très en vogue auprès des adolescents nord-américains et britanniques, visant à contracter la grippe H1N1 auprès d’un porteur du virus. Outre ce caractère de conduite à risque évoqué par Alain Epelboin, avec sa fonction ordalique ou de rite de passage, ces soirées ont une fonction plus pragmatique. En effet, leurs participants visent à acquérir une immunité avant… la rentrée des classes. (Cf : P. Benkimoun, Grippe A : Vaut-il mieux l’attraper avant la rentrée ?, Le Monde, 15/07/09.)

6  NDLR – La réalité de ces swine flu parties est encore à ce jour discutée ; elle a fait l’objet d’une polémique médiatique pendant l’été : voir notamment l’article du correspondant de Radio France à Londres et l’analyse du site de veille médiatique Arrêt sur Images.

7  Cf. Gaignebet C., 1974 — Le folklore obscène des enfants, Maisonneuve et Larose.

8  Epelboin A., 2007 — « 1980-2007 : De la médecine tropicale aux soins palliatifs : des enseignements en anthropologie pour soi/pour l’autre », Communication du 25 octobre 2007, Colloque AMADES « Anthropologie et médecine : Confluences et confrontations dans les domaines de la formation, des soins et de la prévention », Marseille.

9  Epelboin A., 1992 — « De la nécessaire et difficile collaboration des sciences médicales et de l’anthropologie sociale et culturelle », Cahiers Santé, 2, pp. 287-288.

10  Epelboin A, Formenty P, Anoko J et Allarangar Y., 2008 — « Humanisations et consentements éclairés des personnes et des populations lors des réponses aux épidémies de FHV en Afrique centrale (2003-2008) », IN Mesures de contrôle des infections et droits individuels : un dilemme éthique pour le personnel médical [Humanisation and informed consent for people and populations during responses to VHF in central Africa (2003-2008) In  Infection control measures and individual rights : an ethical dilemma for medical staff]  In Humanitarian Stakes N°1, conférence video 17mn 25 & pp 25-37 [28-40].

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