La Méditerranée, l’Europe et le Monde arabe chez Fayçal Yachir

Par Mourad Boukella, Mohamed Yacine Ferfera et Madjid Djenane

En juin 2000, au cours d’un colloque tenu à Béjaïa sur « L’espace économique de la Méditerranée occidentale »1, trois chercheurs du CREAD avaient présenté une lecture critique de l’espace méditerranéen tentée dans divers écrits par un économiste algérien, Fayçal Yachir, décédé en 1997, après avoir passé une partie de sa carrière en Amérique latine. Si cet auteur s’appuie sur des analyses doctrinales et un vocabulaire qui ne sont plus en vogue aujourd’hui, il pointe des traits du déséquilibre méditerranéen qui restent bien actuels et qui relativisent beaucoup les pétitions de principe euro-centrées sur la coopération et la complémentarité économiques dans l’espace méditerranéen. Un vrai défi se pose à tous les riverains de la Méditerranée pour que celle-ci ne se contente pas d’être « un ensemble virtuel d’où sont absentes les réalisations structurantes ».

Mourad Boukella a été remercié à l’époque pour avoir bien voulu actualiser ce texte pour L’Année du Maghreb.

1Fayçal Yachir (1947-1997) compte parmi les auteurs qui ont donné ses de noblesse à l’économie du développement avant que la crise de l’endettement des pays en développement dans les années 1980 ne réoriente l’attention sur les questions d’équilibre macro-financier de courte période, de réduction des interventions publiques, de privatisation et de libération des forces du marché.

2Aujourd’hui, juste retournement des choses, cette discipline retrouve peu à peu sa vitalité perdue, le succès des pays émergents d’Asie de l’est et du sud-est sur le terrain de l’industrialisation et de l’amélioration des niveaux de vie ayant montré que le sous-développement n’est pas une fatalité. Au moment où le débat sur le partenariat euro-méditerranéen en général et euro-maghrébin en particulier demande à être renouvelé et enrichi, il nous semble qu’il y a quelque utilité à « revisiter » les travaux consacrés par Fayçal Yachir à la place de la Méditerranée dans l’économie mondiale et à la dynamique économique, sociale et technologique observable dans cette zone2. D’une actualité persistante, ses analyses et ses conclusions pertinentes aideraient sûrement à améliorer la compréhension des défis et des enjeux et à mettre en œuvre de nouvelles perspectives pour la région. Aussi, la présente contribution sera articulée autour des cinq points suivants : 1) la Méditerranée, un espace dépendant, 2) la Méditerranée, un espace marginalisé, 3) la Méditerranée, un développement bloqué, 4) jusqu’où l’Europe est-elle méditerranéenne ?, 5) face à l’Europe, une nation arabe éclatée.

La Méditerranée : un espace dépendant, fortement hiérarchisé

3L’idée fondamentale que l’on retrouve à travers la lecture des contributions que Fayçal Yachir a consacrées à la Méditerranée est que, malgré tous les atouts dont dispose cette région du monde (histoire, territoire, peuplement, richesses multiples), elle n’a pas su ou n’a pas pu se construire comme région économique particulière du système mondial dotée d’une relative autonomie.

4En fait, pour Fayçal Yachir, il n’y a pas une, mais plusieurs Méditerranées, constituées comme une sorte de patchwork de pays riverains qui se caractérisent par une extrême différenciation des places qu’ils occupent et des fonctions qu’ils remplissent dans le système mondial. Si elle est une réalité géographique et historique qui a bien constitué une aire civilisationnelle relativement homogène dans un passé lointain, mais toujours sous la contrainte politique et militaire, la Méditerranée est aujourd’hui une région dépendante de puissances extra-méditerranéennes. Elle ne présente aucune caractéristique qui lui conférerait une certaine unité. Écartelée entre sa rive sud turco arabe et sa rive nord gréco-latine, elle apparaît aussi comme « une ligne de fracture en termes de niveaux de développement entre les pays d’Europe du sud et les pays arabes »3. Ayant « cessé depuis longtemps d’être le centre du monde », la Méditerranée voit son déclin relatif s’accentuer du fait de « l’apparition récente de nouvelles zones d’expansion économique, en Europe de l’Est, en Amérique du Sud et en Asie », et du fait aussi du « dynamisme renouvelé du capitalisme dans l’Atlantique Nord ». En réalité :

 « L’intégration de la Méditerranée dans le système capitaliste mondial entraîne simultanément la soumission de l’économie de la région à des forces extra méditerranéennes », ce qui paradoxalement « contribue à unifier le bassin méditerranéen, même si cette unification est définie négativement, par unedépendance commune à l’égard de forces extra-méditerranéennes. Ainsi, le bassin méditerranéen se constitue comme un espace économique unifié à l’occasion de son intégration dépendante à l’économie capitaliste mondiale4. »

5Fortement dépendante de puissances extra-méditerranéennes, la Méditerranée se présente également comme une région très hiérarchisée. Analysant les relations économiques entre ses deux rives, Fayçal Yachir note avec beaucoup de finesse, que « les rapports de dépendance externe sont médiatisés ou accompagnés par des rapports de dépendance interne à la région »5. Plus précisément, l’étude des relations économiques et commerciales intra-méditerranéennes révèlent l’existence de deux modèles d’organisation : un modèle vertical et un modèle horizontal.

6Ce qui distingue l’essentiel des flux d’échanges intra-méditerranéens, selon Fayçal Yachir, c’est la verticalité. Cette caractéristique des échanges de la région n’est en fait que la traduction d’un « développement capitaliste inégal des pays riverains, et en particulier [du] dynamisme industriel supérieur des pays les plus avancés de l’Europe du Sud »6.

7Trois pays principalement tirent profit de ce modèle vertical : il s’agit de « la France, l’Italie et l’Espagne, dont l’excédent commercial avec les autres pays méditerranéens sert à financer leur déficit vis-à-vis des pays plus industrialisés (Europe du Nord, États-Unis, Japon) »7.

8Parallèlement à ce modèle vertical dominant, s’est développé, mais d’une manière marginale et sans possibilités d’extension du fait de la non complémentarité des productions, un modèle horizontal qui « s’applique au commerce entre pays à niveaux et structures de développement relativement comparables, et s’appuie partiellement sur l’apparition d’une forte demande dans les pays pétroliers »8.

9Ainsi, les relations économiques entre les pays méditerranéens, notamment les échanges commerciaux, sont le produit d’une division inégale du travail dans la région. Celle-ci structure l’espace régional méditerranéen en trois groupes hiérarchisés de pays classés en fonction du type de spécialisation productive qui les caractérise. La France et l’Italie, pays à forte tradition industrielle, constituent le premier groupe se situant au sommet de la hiérarchie. Dans une position intermédiaire, le deuxième groupe est constitué par les autres pays de l’Europe du Sud qui se caractérisent par une industrialisation plus récente. Enfin au bas de l’échelle se situe le groupe des pays arabes du sud de la Méditerranée.

10Cette structuration en étages des spécialisations des économies méditerranéennes est le produit du système de dépendance qui s’est mis en place au sein de la région depuis l’avènement du capitalisme. Or, fait remarquer l’auteur :

 « [La] division inégale du travail interne à la Méditerranée se prolonge au-delà de la région. La France et l’Italie, qui dominent la hiérarchie industrielle des échanges intra-méditerranéens sont elles-mêmes situées à des échelons intermédiaires dans la hiérarchie industrielle caractéristique de l’économie mondiale capitaliste9. »

11Ainsi, l’analyse des relations économiques et commerciales intra-méditerranéennes permet à Fayçal Yachir de mettre en relief les quatre traits fondamentaux qui caractérisent l’espace économique méditerranéen et qui bloquent son développement économique : hiérarchisation, asymétrie, dépendance interne et externe.

La Méditerranée : un espace marginalisé

Dépendante de forces extra-méditerranéennes, fortement hiérarchisée, sans unité à proprement parler, la Méditerranée est une région marginalisée qui participe très peu à la révolution scientifique et technologique moderne. Autrefois lieu d’émergence et/ou de convergence des progrès technologiques qui ont façonné le monde durant des siècles, cette région du monde se trouve aujourd’hui presque totalement exclue de la nouvelle révolution technologique en cours en cette fin de millénaire. Parce qu’elle se trouve elle même en position subalterne par rapport aux centres moteurs de cette révolution, l’Europe du Sud paraît incapable de faire bénéficier les pays du pourtour méditerranéen d’un soutien en matière d’accumulation scientifique et technologique. Ceci amène Fayçal Yachir à poser une question cruciale qu’il formule en ces termes :

 « L’Europe occidentale, elle-même héritière de la grande civilisation technologique méditerranéenne, est-elle en mesure de recentrer cet héritage, d’en faire bénéficier les pays méditerranéens, notamment arabes ?10 »

12Pour y répondre, il se propose de traiter de la place de la Méditerranée dans la révolution technologique.

13Le monde actuel est profondément marqué par le passage des technologies classiques centrées sur la mécanique aux technologies nouvelles représentées par les industries aéronautiques et aérospatiales d’une part, l’industrie électronique d’autre part.

14Fayçal Yachir considère que le développement des industries aéronautiques et aérospatiales est le fruit des efforts soutenus de coopération entre les pays berceaux de ces technologies et les pays continents d’Amérique latine (Brésil et Argentine) et d’Asie (Chine, Inde, Indonésie). Leur développement spectaculaire se présente donc comme une œuvre commune dont il faut chercher la cohérence non pas au niveau national mais à l’échelle mondiale.

15Pourtant, force est de constater que la majorité des pays méditerranéens est bel et bien exclue de cette œuvre commune. Parmi les dix huit pays du bassin méditerranéen, l’auteur observe en effet que seuls la France, l’Italie et l’Espagne, au nord, et Israël, au sud, participent au redéploiement de la construction aéronautique. Il suggère même qu’Israël peut en être exclu dans la mesure où sa prospérité économique puis le développement de son armement aéronautique sont fondamentalement liés à des intérêts extra-méditerranéens. Il rappelle en outre l’échec des tentatives de développement de l’industrie aéronautique de pays comme la Turquie, la Grèce et le Portugal qui disposent pourtant des capacités d’acquisition de cette technologie. Enfin, l’exemple de l’industrie aéronautique égyptienne morte aussitôt née dans les années cinquante à cause des rivalités locales (surtout arabes) indique l’absence d’efforts de délocalisation par les pays occidentaux détenteurs de cette technologie en direction des pays arabes, pourtant grands utilisateurs d’appareils de combat. L’auteur peut alors conclure que l’important vecteur de développement que représente aujourd’hui cette industrie se limite dans la région méditerranéenne aux trois pays de sa rive nord, France-Italie-Espagne.

16L’exclusion de l’immense majorité des pays méditerranéens de l’industrie aéronautique et spatiale est à souligner d’autant que le marché de l’aéronautique, autrefois détenu et contrôlé par les deux superpuissances, les États-Unis et l’URSS, commence à connaître un début de relative démocratisation, favorable à l’Europe occidentale, au Japon et à la Chine. En effet, L’Europe occidentale est bien représentée dans l’aéronautique spatiale commerciale mondiale (satellites de TV, d’écoute, de transmission, etc.). La place de la France y est considérable, ce pays étant sans conteste la première puissance spatiale en Europe. Mais, précise F. Yachir : « Il n’est pas certain qu’elle puisse conserver son rang pendant longtemps11. » Quant aux pays d’Asie du Sud-Est (Chine, Japon et Inde), l’acquisition de cette technologie leur a permis d’enregistrer une percée importante dans ce domaine grâce à un effort de développement interne, mais aussi à l’apport non négligeable des firmes étrangères.

17Compte tenu de cette réalité, comment ne pas souligner, par contraste, la marginalisation des pays méditerranéens ? Comment ne pas être surpris par le fait que, aux portes de la première puissance mondiale en matière d’aérospatiale commerciale qu’est l’Europe occidentale, « les pays méditerranéens assistent en spectateurs impuissants, voire inconscients, aux grandes manœuvres qui se déroulent à l’échelle internationale »12 ?

18L’industrie électronique est le second vecteur du développement économique et technologique contemporain. Mais sa répartition à l’échelle mondiale est beaucoup plus concentrée que ne l’est l’industrie aéronautique et spatiale. D’une part, elle échappe à l’Europe occidentale qui pourtant avait participé à l’origine avec les États-Unis et le Japon à son émergence et à son développement. D’autre part, l’industrie et la technologie électroniques sont contrôlées de moins en moins par les États-Unis et de plus en plus par le Japon. Enfin, on observe pour certaines filières de l’électronique une tendance nette à la délocalisation vers l’Asie du Sud-Est : la Corée du Sud, troisième producteur mondial de mémoires électroniques, se range du côté du Japon qui remporte ce duel planétaire de contrôle de l’industrie des semi-conducteurs et au delà de l’électronique mondiale. Mais là encore les méditerranéens dans leur majorité trouvent peu de place dans ce créneau. Même la France et l’Italie y occupent des positions de plus en plus faibles à l’échelle internationale, alors même que la maîtrise des technologies de l’électronique conditionne aujourd’hui largement le développement industriel en général. Que dire alors des autres pays méditerranéens qui semblent se contenter au mieux du statut de sous-traitants que leur réservent les producteurs mondiaux de ces technologies ?

19F. Yachir note à ce propos :

 « Quant aux pays d’Europe du Sud et aux pays arabes, ils sont encore à mille lieues de la technologie des semi-conducteurs. En dehors de la France et de l’Italie, seule l’Espagne commence à se familiariser avec cette technologie puisqu’elle a récemment accueilli la première usine des circuits intégrés construite à l’étranger par le groupe américain des télécommunications, ATT13. »

La Méditerranée : un développement bloqué

20Si le discours officiel, notamment celui des gouvernants, présente « l’intégration euro-méditerranéenne » comme un processus irréversible, sa traduction en termes de développement technologique réel des pays du bassin méditerranéen au sens évoqué plus haut est loin d’être évidente.

21Le blocage réside d’abord, comme cela a été déjà souligné, dans la nature asymétrique des relations qui s’établissent entre les pays les plus avancés de la rive nord et ceux de la rive sud, et qui est « la traduction de la tendance à la division inégale du travail à plusieurs étages ». Les pays de la rive sud sont globalement déficitaires vis-à-vis de ceux de la rive nord qui continuent à privilégier ou à maintenir les avantages liés au développement inégal (transferts de valeur, rentabilité supérieure des investissements, brain drain…).

22Le blocage de la Méditerranée réside aussi dans « la faiblesse des rapports économiques horizontaux relativement aux relations verticales. Les pays les plus avancés, soucieux de la préservation de leur hégémonie au sein de la Méditerranée, ne semblent pas être spécialement attentifs aux tentatives d’une intégration Sud-Sud qui remettrait en cause des rapports de dépendance très profitables à leur économie ». Du reste, à supposer qu’une volonté méditerranéenne de coopération régionale et d’élaboration de stratégies communes existe, elle ne suffit pas à elle seule. La voie à une telle perspective serait objectivement fermée en raison de la position subalterne des pays méditerranéens les plus avancés dans le système capitaliste mondial. Comme le note Fayçal Yachir : « le contrôle plus ou moins important qu’exercent les multinationales américaines et allemandes sur les économies de la région est un obstacle majeur à la modification des flux commerciaux »14.

23Les développements historiques récents accentuent la tendance au freinage du processus d’intégration euro-méditerranéen et vont plutôt dans le sens de la reproduction de l’ordre établi. Ainsi, on peut relever que l’implosion du bloc de l’Est et les perspectives de sa reconstruction ont amené l’Europe occidentale à exprimer un intérêt plus grand pour la coopération et le partenariat avec les pays de l’Europe centrale et orientale (PECO) qu’avec les pays tiers méditerranéens. La contrainte financière (mais est-ce une fatalité ?) est souvent invoquée pour justifier le rythme relativement lent, les retards et les hésitations en matière de reconstruction euro-méditerranéenne.

24Enfin, un dernier facteur de blocage est d’ordre géostratégique et interne à l’Europe. Il renvoie à des divergences d’intérêt entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud quant aux perspectives d’élargissement de l’Union européenne à des pays tiers. L’Allemagne et les autres pays d’Europe du Nord donnent la priorité à l’adhésion des pays d’Europe centrale et orientale au nouvel espace économique, politique et culturel européen en construction. À l’inverse, la France et de plus en plus l’Italie, sont davantage favorables à la recherche de complémentarités, de coopération voire même de co-développement avec la rive sud, maghrébine et arabe de la Méditerranée.

25Au-delà du caractère plus ou moins conjoncturel des facteurs de blocage invoqués par les uns et les autres, c’est la nature même du développement capitaliste dans les pays périphériques qui constitue, pour Fayçal Yachir, le principal obstacle au développement de la région méditerranéenne. Le capitalisme dépendant conduit, en Méditerranée comme ailleurs, à l’impasse.

26Existe-t-il une solution acceptable à cette situation des pays méditerranéens périphériques ? Y a-t-il une place pour des stratégies alternatives de coopération et de partenariat entre les deux rives de la Méditerranée ? Jusqu’où l’Europe peut-elle s’impliquer dans l’élaboration et la mise en place de ces stratégies communes ?

Jusqu’où l’Europe est-elle méditerranéenne ?

27Les relations tissées historiquement entre l’Europe occidentale et ses voisins méditerranéens sont sensiblement différentes de celles que les États-Unis et le Japon, autres puissances économiques mondiales, ont entretenues avec leur propre périphérie. La puissante économie européenne n’a pas réussi à susciter dans sa sphère d’influence les effets d’entraînement positifs que l’on a pu observer dans les deux autres blocs de la Triade. De sorte que l’écart de développement et de niveau de vie, mesuré en terme de PIB par tête, est considérable entre les pays européens développés et ceux qu’ils cherchent à intégrer dans la zone de libre-échange euro-méditerranénne. La rive nord de la Méditerranée (l’Union européenne à 15) est deux fois plus peuplée que sa rive sud, mais vingt-cinq fois plus riche. En 2001, le PIB par tête, mesuré en parité des pouvoirs d’achat (PPA), varie pour le Maghreb de 1 990 dollars (Mauritanie) à 7 570 dollars (Libye) contre en moyenne 20 632 dollars pour les cinq pays européens de la Méditerranée occidentale15.

28Ceci renvoie d’abord à l’européocentrisme des pays européens du Nord, y compris à l’égard des pays du Sud européen, France et Italie exceptées. Alors que la CEE a pris forme dès 1958, l’intégration de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal ne s’est faite que bien tardivement (le 1er janvier 1981 pour la Grèce et le 1er janvier 1986 pour l’Espagne et le Portugal), malgré l’existence d’accords formels de coopération et d’intégration remontant aux années 1960 et 1970. Malte et Chypre qui étaient liés aussi à la CEE par des accords de même nature, signés respectivement en 1970 et 1972, viennent tout juste (mai 2004) d’adhérer à l’Union européenne. Quant aux pays de l’autre rive de la Méditerranée, les accords de coopération les concernant n’ont pas eu, sur les économies des pays concernés, les effets qui en étaient attendus. Le cas du Maroc et de la Tunisie, exportateurs de produits agricoles et industriels à valeur ajoutée relativement faible, est significatif à cet égard. Leur situation s’est aggravée depuis l’adhésion de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce à l’Union européenne. Enfin, l’adhésion de la Turquie continue à poser problème, alors que ce pays a signé un accord d’association dès 1963 et a déposé sa candidature d’adhésion à l’Europe en 1987.

29Au total, deux traits fondamentaux caractérisent encore les relations de l’Europe occidentale avec ses voisins méditerranéens.

30Le premier trait concerne, on l’a vu, la lenteur de la phase d’observation (une vingtaine d’années aussi bien pour les pays de la rive nord que pour ceux de la rive sud) alors que la politique des États-Unis a été beaucoup moins hésitante et plus efficace vis-à-vis de ses voisins canadiens et mexicains : la constitution de l’ALENA en 1988 n’a pas été précédée d’accords de coopération, de contingentements, etc. similaires à ceux de l’Europe avec ses voisins. Dès lors, si elle a effectivement pour objectif de mettre en place une zone de libre échange euro-méditerranéenne, l’Union européenne est aujourd’hui contrainte d’accompagner ce projet d’une politique d’aide financière conséquente, mais aussi, et surtout, d’un partenariat économique et technologique qui tient compte des retards de développement accumulés ici et là. L’expérience acquise dans la mise à niveau des économies espagnole, portugaise et grecque, mais aussi de plusieurs autres pays de l’Europe centrale et orientale, peut aider à l’élaboration de politiques de partenariat plus efficaces en direction de l’ensemble des pays du Sud de la Méditerranée.

31Le second trait caractéristique des relations de l’Europe occidentale avec ses partenaires méditerranéens tient à sa préférence affichée systématiquement à l’égard des voisins de l’Est, malgré sa volonté proclamée d’étendre sa zone d’influence au Sud. Certes, un recentrage des actions extérieures de l’Union européenne est observable depuis le début de la décennie 1990, avec le doublement des crédits en direction de la Méditerranée et des PECO. Ces deux régions ont bénéficié de 41 % de l’ensemble des montants alloués par l’Union européenne entre 1995 et 1999 au titre de ses actions extérieures contre 36 % au début des années 1990. Mais cette réorientation maintient encore le déséquilibre constaté entre ces deux régions. C’est que les PECO bénéficient du facteur de proximité qui privilégie les voisins immédiats, mais aussi des dispositions du Traité de Maastricht qui, depuis 1966, les autorisent à demander des aides conséquentes pour consolider leur cohésion économique et sociale.

32Il apparaît donc bien, au regard des évolutions au cours des deux dernières décennies, que la politique européenne a été marquée d’une hiérarchisation forte des priorités vis-à-vis de ses partenaires. D’une part l’intégration de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce au sein de la Communauté européenne a conduit ces pays à accaparer les avantages autrefois octroyés aux autres partenaires méditerranéens, notamment le Maroc et la Tunisie. D’autre part les PECO bénéficient d’une attention plus grande, de la part de l’Union européenne, par rapport aux pays du Sud de la Méditerranée. Enfin, au sein de ce groupe, le Maroc, la Tunisie et l’Égypte cumulent une part importante des aides européennes destinées au Monde arabe.

33Cette politique européenne « à plusieurs vitesses », dictée probablement par l’état des rapports de force dans le monde, n’a pas peu contribué à maintenir les pays tiers méditerranéens dans une situation de crise multiforme qui perdure encore aujourd’hui.

Face à l’Europe, une nation arabe éclatée

34Certes, le Monde arabe dispose aujourd’hui d’un vaste espace territorial s’étendant de la mer Rouge à l’Océan atlantique. C’est aussi une aire culturelle et linguistique qui englobe quelque 300 millions de personnes. Mais c’est une entité disloquée. Toutes les économies qui le composent subissent les effets d’une dépendance structurelle et d’un sous-développement dont le lien avec le type d’intégration verticale imposé par l’Europe occidentale à cette région paraît évident. Comme le relève Fayçal Yachir :

 « Le Monde arabe est une réalité linguistique et culturelle, mais pas une réalité économique ou politique. Il n’existe pas de nation arabe au sens moderne du terme, c’est à dire une nation qui corresponde à une entité économique cohérente et autonome… Le défi historique majeur auquel a été confronté le Monde arabe à l’époque contemporaine est de construire économiquement la nation dans un univers marqué par une transnationalisation croissante16. »

35Le concept de capitalisme d’État est celui par lequel Fayçal Yachir tente de rendre compte à la fois des traits spécifiques et des caractères communs des processus d’évolution propres à la Turquie dès les années 1920 et au Monde arabe depuis les années 1960. Il le définit comme :

 « […] un modèle économique dans lequel l’État assume la responsabilité du développement du capitalisme en relation étroite avec le système de l’économie mondiale. Il représente une combinaison particulière entre étatisme et capitalisme et entre industrialisation autonome et insertion dans la division internationale du travail17. »

36En fait, Fayçal Yachir distingue deux modèles différents de capitalisme d’État selon la combinaison particulière et l’importance relative de l’étatisme et du capitalisme dans les pays concernés et selon leur insertion particulière dans le système capitaliste mondial.

37Le premier modèle, dit de « capitalisme d’État ouvert », est celui mis en œuvre dans des pays comme le Maroc, la Tunisie, l’Arabie Saoudite et les pays du Golfe. Ici, l’intervention de l’État dans la vie économique vise à créer les conditions d’émergence d’un capital national à travers la formation d’une bourgeoisie d’entrepreneurs, mais dans le cadre étroit que dessine la division internationale du travail et en liaison avec la pénétration croissante du capital étranger dans l’économie. Cette orientation a conduit ces pays à la rupture avec la spécialisation agricole et minière de la période coloniale et à l’ébauche d’une base industrielle plus diversifiée. Mais la conformité de ce modèle avec les avantages comparatifs du moment a fortement limité l’industrialisation aux activités liées soit à la demande de consommation des couches minoritaires, soit à la demande extérieure. Aussi, la production industrielle a été centrée sur les produits agro-alimentaires, les textiles, les matériaux de construction, la transformation du minerai (phosphate), ainsi que sur les activités de montage mécanique, électrique, et électronique. Aucun développement significatif des industries de base n’a été possible, en dehors de la petite sidérurgie tunisienne et de la chimie du phosphate au Maroc. La « remontée de filière » observée dans les pays émergeants du Pacifique et de l’Amérique du Sud n’a pas eu lieu.

38Un modèle différent, plus étatiste, a été expérimenté par l’Égypte dans les années 1960, la Syrie, l’Irak et l’Algérie dans les années 1970. C’est le modèle de « capitalisme d’État populiste » (ou modèle populiste) qui puise ses référents théoriques et doctrinaux aussi bien dans l’expérience socialiste des pays de l’Est que dans le principe de « nationalisme économique » prôné par l’École historique allemande à la fin du siècle dernier contre le courant libéral.

39Dans ce modèle, l’État intervient beaucoup plus massivement dans la vie économique, s’attache à limiter le champ d’expansion du capital privé national, à réduire l’influence du capital étranger dans le but de construire un système économique national autonome tournant le dos à la division internationale du travail et à son credo des avantages comparatifs.

40Pour Fayçal Yachir, l’application de ce modèle a permis d’impulser un développement industriel et infrastructurel réel et non négligeable comparativement à la situation antérieure. Cependant, il s’est heurté assez rapidement à des limites tout aussi fortes qui ont fini par contrarier sa viabilité et sa reproduction. Entre autres, les pays qui l’ont appliqué n’ont pas échappé à la dépendance multiforme (technologique, financière, alimentaire, etc.) et n’ont pas fait mieux que le capitalisme d’État ouvert en matière de croissance de la productivité globale de l’économie et de création d’emplois productifs et de revenus pour la majorité de la population. En effet, les politiques économiques qui ont accompagné ce modèle n’ont pu ni élever substantiellement les capacités technologiques nationales, ni juguler les facteurs générateurs d’endettement interne et externe de l’économie : inefficacité du secteur public dans l’agriculture et l’industrie, faiblesse des capacités managériales, carence du système d’éducation et de formation…

41Au terme de ses analyses, Fayçal Yachir conclut que les pays tiers méditerranéens ayant expérimenté la voie du capitalisme d’État (ouvert ou populiste) ont échoué dans leur tentative de promouvoir un développement autonome et durable de l’économie nationale. Plus radicalement encore, il considère que l’évolution de ces pays au cours des années 1980 et 1990 vers des économies de marché ouvertes et libérales n’est pas susceptible de permettre le dépassement des blocages du modèle de capitalisme d’État. Il rejoint en cela les auteurs qui, dans les débats théoriques des années 1970, pensaient que le développement économique et social fondé sur une accumulation privée est impossible à concrétiser dans l’ensemble des pays situés à la périphérie du système capitaliste mondial :

 « Une industrialisation, écrit-il, qui s’opère dans un cadre capitaliste constitue un appendice de l’économie internationale plutôt que la base ou le moyen d’une construction économique nationale. Un développement industriel autonome n’est désormais possible que s’il tourne le dos, au moins pendant un certain temps, à la logique du capitalisme, ce qui implique une répression des tendances capitalistes mondiales et le refus de la spécialisation internationale18. »

42Pour autant, Fayçal Yachir a pleinement conscience des risques d’une déconnexion pure et simple des réalités du Monde contemporain. Il précise bien que la recherche d’un développement industriel autonome qu’il revendique ne peut être confondue avec l’autarcie, mais doit être interprétée comme la volonté d’une maîtrise locale du pouvoir de décision ou encore comme « la recherche d’un contrôle de la nation sur son devenir, dans le respect des exigences minimales de la mondialisation » Et il ajoute dans le même texte :

 « La tendance de plus en plus marquée de nos jours à la mondialisation de la consommation, des techniques, des productions et de la finance, sans parler des progrès de la technologie des transports et de la communication, signale par avance la vanité de toute tentative de repli autarcique, à la manière des expériences de la Turquie des années 1920 ou de la Chine des années 5019. »

43Fayçal Yachir tire deux conclusions importantes de son diagnostic des rapports euro-méditerranéens :

44Il met clairement l’accent sur le risque de voir les pays tiers méditerranéens engager des négociations séparément, pays par pays, avec le bloc européen. En ce sens, il a vu dans les mesures de rapprochement entre les pays du Maghreb engagées en 1988 « une évolution positive dans la mesure où elles peuvent permettre d’accroître sensiblement la marge de négociation de ces pays dans la région et au-delà ». L’auteur a donc bien perçu le danger d’une polarisation sur le libre-échange bilatéral entre l’Union européenne et chacun de ses partenaires, au détriment d’une approche régionale globale. Mais, sur ce point précis, le bilan de quarante années de relations intra-maghrébines n’incite pas particulièrement à l’optimisme quant à la capacité des pays du Maghreb à relever le défi de se constituer en bloc économique et politique homogène face à l’Europe.

45L’auteur a également beaucoup insisté sur le fait que la recherche d’une voie alternative au capitalisme d’État n’est désormais possible qu’à la condition d’une démocratisation effective des systèmes politiques. Fayçal Yachir interpelle ici les analystes, les praticiens du développement et les décideurs politiques sur l’impératif de greffer au débat sur la libéralisation et l’ouverture de l’économie un autre débat sur l’instauration nécessaire de la démocratie. Il réserve ainsi une place de choix aux questions liées à la recherche d’un consensus entre les acteurs, au respect des droits de l’Homme et des minorités, à la lutte contre la corruption, à la transparence et la libre circulation de l’information, toutes choses que nous regroupons aujourd’hui sous le vocable de la bonne gouvernance.

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– 1992, La Méditerranée dans la révolution technologique, Paris, L’Harmattan.

– 1993, « Le facteur de transnationalisation dans l’économie arabe contemporaine », in Mondialisation et accumulation, ouvrage collectif, Paris, L’Harmattan, Forum du Tiers-Monde

Notes

1  Les communications présentées à ce colloque ont été regroupées, pour l’essentiel, dans l’ouvrage La Méditerranée occidentale entre régionalisation et mondialisation, édité par le CREAD et l’université de Béjaïa (Alger, 2003).

2  Trois contributions majeures de Fayçal Yachir ont pour thème les relations économiques en Méditerranée. Le premier texte est une communication ayant pour titre « La crise et les rapports économiques intra méditerranéens », présentée au colloque « Stratégies alternatives de développement en Méditerranée », Naples, octobre 1983, et publiée par la suite dans la Revue Algérienne, vol. XXIV, n° 2, juin 1986. Le deuxième texte est constitué des chapitres deux et trois de l’ouvrage réalisé avec Samir Amin, intitulé La Méditerranée dans le monde, les enjeux de la transnationalisation, Paris, Casablanca, éd. La Découverte/Toukbal, 1988. Les deux chapitres sont intitulés respectivement « L’avenir de l’Europe du Sud : le Canada ou Porto Rico ? », « De l’étatisme au capitalisme : la crise du développement en Turquie et dans le monde arabe ». Enfin, le troisième texte est son ouvrage La Méditerranée dans la révolution technologique, Paris, L’Harmattan, 1992.

3  F. YACHIR, La Méditerranée dans la révolution technologique, op. cit., p. 198

4  Ibidem, p. 246.

5  Ibidem, p. 248.

6  Ibidem.

7  Ibidem.

8  Ibidem.

9  Ibidem, p. 250

10  C’est la question centrale sur laquelle est bâti l’ouvrage de Fayçal YACHIR, La Méditerranée dans la révolution technologique, op. cit.

11  Ibidem, p. 52.

12  Ibidem.

13  Ibidem, p. 74.

14  F. YACHIR, « La crise et les rapports économiques intra-méditerranéens », op. cit., p. 259.

15  Voir « 5 + 5, L’ambition d’une association renforcée », J. M. CHEVALIER et O. PASTRÉ (dir.), Les Cahiers du Cercle des économistes, n° 4, décembre 2003.

16  F. YACHIR, « Le facteur de transnationalisation dans l’économie arabe contemporaine », in Mondialisation et accumulation, ouvrage collectif, Paris, L’Harmattan, Forum du Tiers Monde, 1993, p. 83.

17  F. YACHIR, La Méditerranée dans le Monde, op. cit., p. 64.

18  Ibidem, p. 82.

19  Ibidem, p. 124.

Source: Mourad Boukella, Mohamed Yacine Ferfera and Madjid Djenane, « La Méditerranée, l’Europe et le Monde arabe chez Fayçal Yachir », L’Année du Maghreb, I | 2006, 71-82.

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