Entretien avec Ziad Hafez : Revivifier la pensée nationale arabe

Secrétaire Général de la Conférence Nationale Arabe, ancien Secrétaire Général du Forum Nationaliste Arabe, Ziad Hafez est un personnage qui compte dans le paysage nationaliste-révolutionnaire arabe. Libanais, il a fait ses études simultanément à l’Université Américaine de Beyrouth, et à l’Université Saint-Joseph quand celle-ci était encore rattachée à l’Université de Lyon. Après l’obtention d’une licence en droit, et d’un doctorat d’État, il a essentiellement travaillé dans le secteur privé, au sein des institutions financières. Il a aussi passé 13 ans au sein d’une des institutions de la Banque Mondiale : la Société Financière Internationale, pour l’Afrique subsaharienne. Il a enseigné à l’Université Américaine de Beyrouth. Il dirige, depuis 2007, la revue trimestrielle Contemporary Arab Affairs, publiée à Londres sous l’égide du Centre d’Études pour l’Unité Arabe. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles, parmi lesquels La pensée religieuse en islam contemporain : débats et critiques (Paris, Geuthner, 2012).

Monsieur Hafez Ziad, quel a été le fil conducteur de votre parcours intellectuel ?

Comme tous les jeunes de ma génération, je suis un produit de la Révolution de juillet 1952, la révolution égyptienne, celle de Gamal Abd el-Nasser. Nous avons grandi dans un temps et dans un monde où le rêve de l’unité de la Nation arabe était structurant. Lorsque nous étions étudiants, nous avions conscience d’être partie prenante d’un projet noble, et nous ne nous sommes jamais occupé de questions estudiantines courantes, sauf quand elles pouvaient contribuer à la lutte pour la libération de la Palestine et l’unité arabe, ces deux grandes questions qui formaient l’horizon régulateur de notre action politique. Je suis resté fidèle à mes idées. Cela n’a pas été le cas pour un grand nombre de militants de ma génération qui se sont « reconvertis », passant du nationalisme arabe dans les années 1950 et 1960 au marxisme de la guerre populaire dans les années 1970. Ensuite, à partir de 1979-1980, ils ont redécouvert l’islam. Au final, ils échouent dans le libéralisme économique. D’une certaine manière, ils se sont « adaptés » à l’évolution des rapports de force.

J’évoque ces trajectoires dans une contribution en cours de préparation et qui interroges les raisons des échecs du nationalisme arabe. Je tente de saisir pourquoi le mouvement nationaliste arabe n’est pas parvenu à réaliser les deux missions qu’il s’est attribué : la libération de la Palestine et la concrétisation de l’unité arabe. Je m’interroge aussi ; pourquoi un petit groupe comme le Hezbollah, sectaire à ses débuts, est en passe de réussir là où tous les autres ont échoué ? Ce n’est pas tant une autocritique qu’un constat sévère à l’égard des nationalistes arabes. Au final, je pense que c’est l’imbrication des facteurs subjectifs (personnalités, inclinations des leaders) et d’un rapport de force objectif qui sont les principales causes de cet échec.

Vous avez plusieurs responsabilités dans différentes institutions politiques qui se réclament de la pensée nationale arabe. Pourriez-vous nous parler du Forum Nationaliste Arabe, de la Conférence Nationale Arabe et du Centre d’Études pour l’Unité Arabe ?

Ces trois structures sont intimement liées les unes avec les autres. Il faut  commencer par le Centre d’Études pour l’Unité Arabe qui a été créé par des leaders du courant nationaliste arabe en 1975, lors de l’éclatement de la guerre civile libanaise. Le courant nationaliste arabe remonte aux années 1940, et même avant. Nous avions décidé qu’il fallait créer le centre des Études dont la principale mission serait d’élaborer et de diffuser une pensée nationaliste arabe consciente des réalités. La mission du centre était, et c’est toujours le cas, de conduire des recherches dans les domaines de l’économie, de la science, de la culture, de l’histoire des idées politiques, de l’histoire sociale, etc. 900 ouvrages ont été publiés. Toute personne qui souhaite conduire des recherches sérieuses sur le monde arabe aujourd’hui ne peut se passer de la bibliothèque créée par le Centre.

Dans les années 1980, le Centre d’Études pour l’Unité Arabe a franchi une étape, car les nationalistes arabes ne voulaient pas que ce mouvement soit destiné uniquement à des intellectuels, des étudiants, des chercheurs, des universitaires. Il fallait aussi aller vers la base, pour se donner une assise. C’est pourquoi a été mise en place la Conférence Nationale Arabe. Je suis actuellement le Secrétaire Général de la Conférence.

Le Forum Nationaliste Arabe, lui, est une institution proprement libanaise. Ses membres fondateurs sont, pour une large part, les mêmes que pour la Conférence Nationale Arabe. Historiquement, c’est d’ailleurs la conférence qui a donné naissance au forum. J’ai été son Secrétaire Général jusqu’en octobre 2016. Mais pour comprendre sa création, il faut expliquer le contexte des années 1980, ce qui permettra aussi de retracer dans les grandes lignes l’aventure du nationalisme arabe au Liban.

J’imagine que le point de départ est l’agression israélienne contre le Liban et le peuple palestinien en 1982 ?

Oui, et cette invasion israélienne de juin 1982 a entraîné une extraordinaire réaction populaire, dont l’expression politique est la naissance de la résistance islamique. Évidemment, d’autres tendances, issues du Mouvement National Libanais, s’étaient engagées plus tôt dans la résistance, par exemple au sein du Front de la Résistance Nationale Libanaise11. Mais la Syrie, présente en ce temps-là au Liban, avait d’autres calculs et avait décidé, dans le cadre de son alliance stratégique avec la République islamique d’Iran, de favoriser les communautés chiites, et ses organisations politiques comme Amal et le Hezbollah. Incontestablement, cette émergence s’est faite aux dépens des mouvements laïcs (bien qu’Amal ne soit pas un mouvement religieux au sens strict, il n’en reste pas moins confessionnel).

« Si l’on compare le discours actuel du Hezbollah à celui des pères fondateurs, on constate une évolution certaine vers un positionnement de type nationaliste arabe ».

Les forces nationalistes et progressistes du Mouvement National Libanais ont été contraintes de se retirer de la résistance au Sud-Liban, au prix parfois d’éliminations physiques. A l’époque, dans les années 1980, le discours du Hezbollah était littéralement exclusif, renvoyant dos à dos le sionisme et le nationalisme arabe ! Car, pour lui, « seul l’islam est la solution ». Mais le Hezbollah a changé. Si l’on compare le discours actuel à celui des pères fondateurs, on constate une évolution certaine vers un positionnement de type nationaliste arabe. L’engouement populaire pour le Hezbollah, et la construction de sa légitimité ne se sont faites qu’une fois la filiation nationaliste arabe revendiquée. Je pense sincèrement que cette évolution est dû à ce forum auquel nous avons donné corps.

La Conférence Nationale Arabe a regroupé au niveau panarabe tous les militants nationalistes arabes des anciennes formations politiques. Parmi les fondateurs, on comptait Maan Bachour, Kheireddine Hassib, le regretté Abdelhamid Mehri, Ahmad Sedki Dajani, etc. La Conférence Nationale Arabe propose dans sa charte une stratégie d’action reflétant ses principes : Non à la reconnaissance de l’entité sioniste, Non à la négociation. Nous voulions soutenir la voie de la résistance pour la libération de la Palestine, et déconstruire le discours de ceux qui deviendront, par la suite, les partisans des Accords israélo-palestiniens d’Oslo. Il fallait tout mettre œuvre pour empêcher les Palestiniens de sombrer dans le marécage des négociations avec Israël. Nous n’y sommes pas parvenu, et Oslo a été un désastre. Avec le recul, on peut dire que son seul acquis fut de transférer le leadership palestinien en Palestine même, afin de conduire la lutte sur place.

La Conférence Nationale Arabe a donc décidé qu’il fallait créer, dans chaque pays arabe, une structure, un réseau d’institutions, des clubs culturels, de cénacles pour diffuser le message du nationalisme arabe. C’est dans ce contexte qu’est né le Forum Nationaliste Arabe au Liban. Son père fondateur est Maan Bachour. Il est très actif, et au-delà de l’organisation de conférences politiques, il promeut tout un ensemble d’activités culturelles, avec des expositions artistiques, des pièces de théâtre, etc. Cela nous a permis de rallier de nombreux intellectuels et artistes à la cause, malgré des ressources financières limitées. Notre action vise à affûter cette conscience nationaliste arabe ensommeillée.

Le Forum Nationaliste Arabe a une présence active dans le Nord du Liban davantage qu’au Sud, où nous avons été battus en brèche par nos propres alliés plus que par nos adversaires ! Jusqu’à récemment, le message nationaliste était dérangeant, et on lui préférait le discours sectaire et religieux. C’est la raison pour laquelle, on peut affirmer que la plus grande réalisation du forum au Liban a été de maintenir et même de réveiller de cette conscience nationaliste arabe. En dépit du boycott médiatique systématique dont nous faisons l’objet, nous conservons une certaine influence.

Abdelhamid Mehri, l’ancien secrétaire général du FLN algérien fut parmi les fondateurs de la Conférence nationale arabe.

L’Algérien Abdelhamid Mehri a aussi été Secrétaire Général de la Conférence Nationale Arabe. Pourriez-vous nous parler de lui ?

Je l’ai connu personnellement du temps où il était Ministre de l’information et de la culture dans les années 1970. J’étais alors consultant auprès de l’Institut National de la Productivité et du Développement Industriel, créé en 1967, l’un des outils de la politique économique à l’époque du président Houari Boumediene. Cette expérience personnelle a duré une année et je faisais la navette entre Beyrouth et Alger, où je demeurais 10 jours par mois ! Nous avons sympathisé autour de l’Idée nationale arabe, et puis nos chemins se sont séparés professionnellement. Moi, je suis allé en Arabie saoudite avant de me rendre aux États-Unis, tandis que Abdelhamid Mehri poursuivait sa carrière politique, devenant ambassadeur, et puis, de 1988 à 1996, Secrétaire Général du Front de Libération Nationale.

En tant que membre fondateur de la Conférence Nationale Arabe, il s’est totalement consacré à sa mission. Je résumerai sa contribution spécifique en disant que sa personnalité, son prestige imposaient le respect. Il avait cette capacité à produire un discours intégrateur. Abdelhamid Mehri nous a aussi apporté la culture du dialogue qui parfois nous manquait. C’est l’un des principaux atouts de cette conférence où chacun peut librement exprimer son avis, sans être inquiété pour ses idées, bien que certaines positions puissent entrer en contradiction avec nos aspirations. Nous faisons la part des choses entre la voie de la raison et celle des sentiments et nous distinguons entre ce qui nous fait plaisir et ce qui nous est utile et constructif. La disparition de Abdelhamid Mehri a été une grande perte à la fois sur le plan personnel et pour le mouvement nationaliste arabe. Chaque année nous lui rendons hommage. La Conférence Nationale Arabe a toujours eu ce souci de rendre hommage à tous les grandes figures de cette Nation. La loyauté est l’une de nos principales caractéristiques !

Comme définiriez personnellement l’arabité ? 

L’arabité est une identité, et nombreux sont ceux qui ne le comprennent pas et confondent « nationalisme arabe » et « arabité ». Cette identité est vivante, plurielle, et a plusieurs affluents. Il y a ceux des civilisations qui ont précédé la civilisation arabe, et il y a ceux des religions, l’islam et le christianisme. Mais l’islam reste la composante majeure de l’arabité. C’est la raison pour laquelle nous disons que l’arabité est un corps dont l’âme est l’islam (un islam pensé en tant que culture et civilisation). Cette définition de l’arabité a été élaborée par l’action conjointe de la Conférence Nationale Arabe et du Centre d’Études pour l’Unité Arabe.

Qui est arabe ? Est arabe celui qui accepte le projet du renouveau civilisationnel arabe qui comprend six composantes :

  • l’unité arabe face au démembrement et à la dispersion,
  • l’indépendance et la résistance à l’occupation étrangère,
  • le développement économique indépendant,
  • La justice sociale pour rectifier les incohérences des programmes de développement et les injustices de l’économie de marché,
  • La participation populaire face à l’autoritarisme et à la dictature,
  • La prise en considération du patrimoine culturel sans en être prisonnier, toujours en regardant vers l’avenir à partir de son être propre.

Est donc Arabe celui qui adhère à ce projet.

La suspicion continue à entourer la mort de Houari Boumediene

Et le nationalisme arabe ?

C’est l’expression politique de l’identité arabe. Le mouvement nationaliste arabe, de par ses origines, est d’abord un mouvement de libération. Face à la volonté de turquisation linguistique au Proche-Orient arabe, dans les dernières années de l’empire ottoman, nous avons assisté à l’émergence d’un mouvement de réaction qui revendiquait son arabité. Ce fut d’abord une réponse à une entreprise qui voulait étouffer l’identité arabe.

A la chute de l’empire ottoman, toute la région est tombée sous l’occupation étrangère. Les nationalistes arabes visaient donc la libération des territoires ; cela a duré jusqu’après la seconde guerre mondiale, avec l’effondrement du condominium franco-britannique. Les ancienne puissances coloniales européennes essayèrent malgré tout de contrer l’avancée du nationalisme arabe, par exemple, dans la région du Golfe, en créant les Émirats, structures de préservation du pétrole et de leurs intérêts stratégiques. Durant les années 1950 et 1960, le Président Gamal Abd el-Nasser avait contribué à la libération de l’Algérie, en soutenant la lutte des combattants du FLN. Pour l’impérialisme, il fallait abattre ces deux mouvements révolutionnaires, l’égyptien et l’algérien d’où l’expédition de Suez en 1956.

Certaines erreurs d’appréciation de la conjoncture politique par la hiérarchie militaire ont conduit Gamal Abd el-Nasser à la défaite de juin 1967. Heureusement, grâce à l’appui de l’Algérie, qui a toujours reconnu sa dette envers l’Égypte, celle-ci a pu reconstruire une grande partie de son armée. Pour moi, les disparitions de Gamal Abd el- Nasser et de Houari Boumediene sont des plus suspectes… La description de la mort de ce dernier et le rapprochement fait avec la « maladie » de Yasser Arafat donnent à penser qu’il a été empoisonné au polonium. On a éliminé Gamal Abd el-Nasser, Houari Boumediene… ! Quand à Saddam Hussein, qui avait fait l’effort de donner à l’Iraq une puissante assise scientifique et industrielle, nous savons quel fut le résultat : on l’a embourbé dans une guerre idiote avec l’Iran. Derrière ces trois actions, les prix du baril de pétrole explosent et donnent de la puissance aux pays du Golfe. Ils exerceront cette puissance pour vider de toute substance le mouvement nationaliste arabe. Le Centre d’Études pour l’Unité Arabe a tenté, en 1975, d’être une réponse aux attaques contre le nationalisme arabe.

Parlez-nous maintenant de la Renaissance et de la révolution arabe ?

La Renaissance arabe, la nahda, est un mouvement qui a commencé au 19ème siècle en réaction à l’expédition de Napoléon Bonaparte en Égypte et au Levant. Mohammed Ali a initié un renouveau culturel et mis en place les fondations d’un État arabe moderne ; c’est la raison pour laquelle il fut combattu à la fois par les Ottomans, les Anglais et les Français. Mais la construction du Canal de Suez a eu pour conséquence l’endettement de l’Égypte. La reprise de la dette par les Britanniques et les Français permet à ces derniers de mettre la main sur le canal.

Cette Renaissance nationale s’est d’abord manifestée sur le plan intellectuel. Face à la domination étrangère, la première réaction a été le besoin de réforme religieuse (islah) pour contrer les avancées coloniales. Pour Mohammed Ali, il fallait, au contraire, adopter la technologie et les sciences. Les Ottomans, eux, pensèrent qu’il fallait essentiellement réformer l’administration impériale (tanzimat). Chaque composante de ce monde ottoman allait agir de manière différente et complémentaire. Ce que l’on retient surtout, c’était cette dynamique intellectuelle, parrainée par des hommes qui avaient une culture religieuse approfondie comme Rifa’a Rafi al-Tahtawi, Abderrahman el-Kawakibi, Jamal Din el-Afghani, Mohammed ‘Abdou. Ces hommes étaient la première génération de la Renaissance qui va jusqu’à la fin de la première guerre mondiale.

Après le dépècement de l’empire ottoman et le passage des provinces arabes sous mandat franco-britannique, la fin du califat en 1924 a provoqué un choc extraordinaire dans la conscience arabe et musulmane. Peu après, en 1928, naissait la confrérie des Frères Musulmans en Égypte. Elle aura un impact sur l’ensemble des pays arabes. Il s’agit de la deuxième génération, une génération axée sur le volet culturel de la Renaissance.

A cette époque trois dynasties politiques entraient en compétition pour asseoir leur leadership sur le monde arabo-musulman : La famille de Mohamad Ali en Egypte, les Hachémites au Levant, en Irak et Jordanie, et les Saouds en Arabie. On ne peut pas comprendre l’évolution politique dans cette partie du monde si on ne prend pas en considération ces rivalités. Les Saouds ont toujours fait alliance avec Égypte contre les Hachémites jusqu’à la fin des années 1950. Et la révolution de 1958 en Iraq a causé l’effondrement du royaume hachémite. Il ne restait qu’un royaume jordanien faible. Une fois le danger passé, ils se sont alliés avec les Hachémite contre l’Égypte nasserienne.

La troisième génération de la renaissance commence dans l’entre-deux guerres, avec Taha Hussein, Constantin Zurayq, Sati el-Husri, et d’autres encore. A partir de cette troisième génération, des organisations politiques se mettent en place, comme le parti Ba’th (1947), le Mouvement des Nationalistes Arabes (à la fin des années 1940).

La quatrième génération de la dynamique nationaliste arabe est celle de la révolution de juillet 1952 en Égypte. Ce mouvement politique de libération panarabe se développe jusqu’en 1970, lorsque commence une véritable « contre-révolution » qui nous conduira jusqu’à la guerre du Golfe. Durant cette période, on assiste à l’ascension des mouvements islamistes et au repli des mouvements nationalistes arabes. En même temps, tout n’est pas noir dans le bilan, car, comme je l’ai dit, nous avons le déclenchement d’une nouvelle résistance anti-israélienne au Liban après 1982.

Aujourd’hui, en 2017, cette génération est la cinquième ! C’est la génération de la résistance économique, politique, sociale et culturelle, et même militaire, comme en témoigne la parade du Hezbollah dans la ville d’el- Qusseir, au centre de la Syrie ! Une des lectures que je propose de ce défilé est qu’il s’agit de la consécration de la résistance d’un mouvement populaire qui peut devenir un mouvement structuré, officiel, dépassant le cadre des frontières naturelles d’un pays.

Mohammed Ali a initié un renouveau culturel et mis en place les fondations d’un État arabe moderne.

Tout au long de son histoire, la pensée nationale arabe a dialogué avec d’autres courants de pensée. Certains intellectuels arabes ont même essayé de réaliser des intégrations, des synthèses. Quel bilan tirez des dialogues avec la gauche marxiste arabe ?

A mon avis, comme dans tout bilan, il y a des éléments positifs et négatifs. D’un coté, ce dialogue a réussi à affûter la conscience sociale des nationalistes arabes, son expression est mieux articulée. De l’autre, les marxistes dans le monde arabe n’ont jamais vraiment compris la culture et le fonctionnement de la société arabe. Ce sont essentiellement des traducteurs, et non pas des assimilateurs. Le problème s’est posé au niveau du Mouvement des Nationalistes Arabe qui s’est marxisé, puis scindé, dans les années 1960, en plusieurs groupes, comme le Front Populaire de Libération de la Palestine, le Front Démocratique de Libération de la Palestine, le Front Populaire de Libération de la Palestine-Commandement Général, etc.

Le parti Ba’th à également décidé d’adopter une ligne socialiste pure et dure, de même que le mouvement nassérien. Ils ont été déconnectés de la culture arabe populaire. Je ne peux être un « socialiste scientifique » affirmant que « la religion est l’opium du peuple », et me dire proche d’un peuple profondément religieux. Ils ont voulu changer la société afin qu’elle s’adapte au modèle au lieu de faire en sorte que le modèle s’adapte à la société. Le nationalisme arabe dans sa version reformée n’ignore pas les contributions du marxisme, mais nous ne pensons pas qu’un mouvement intellectuel puisse fleurir s’il va à l’encontre des acquis culturels et éthiques d’une société arabe vieille de 15 siècles. Nous ne renions pas l’analyse dialectique qui met l’accent sur la conscience sociale, mais nous ne pensons pas que le prisme de la « lutte des classes » soit approprié pour saisir la complexité de nos réalités. La « lutte des classes » est un concept valable dans une société de production. L’économiste algérien Ahmed Henni dans son ouvrage Le Syndrome islamiste et les mutations du capitalisme2aborde de manière juste notre problème. Nous sommes des sociétés de rente, et les classes sociales n’y ont pas la même configuration que dans les sociétés productives occidentales. La redistribution de la rente se fait en fonction des allégeances. Nous ne produisons rien ou peu. Nous ne possédons pas les moyens de production. Des familles ou des clans détiennent la rente et la redistribuent. Elles tiennent les relations sociales en fonction de ces réseaux de distribution. La distribution est ancrée dans notre histoire. La culture du Rezzou et de la Razia est une forme de capture de la rente d’une manière violente. Lorsqu’elle se produit pacifiquement, c’est par le commerce. Mais dans les deux cas de figure, la source de la richesse est produite ailleurs. Nous avons en revanche une culture très développée de protection sociale, le Nizam el-Takaful, qui est un réseau de solidarité antérieur au système moderne de la sécurité sociale. Le réseau des Awkafs, Trust funds, ces sociétés privées qui fournissent aussi des services sociaux, des structures d’éducation, une prise en charge des retraités, etc.

C’est le secteur privé qui a créé ces réseaux, et non l’État. D’ailleurs, nous n’avons pas dans la culture arabo-musulmane une théorie de l’État, mais une théorie du pouvoir. L’État, lui, est un ensemble d’institutions censées préserver les rapports de production qui découlent du système du capitalisme industriel. Nos sociétés traditionnelles ne se situent pas dans ce modèle historique. L’État dans l’espace arabe est l’équivalent d’un pouvoir central qui distribue une rente. Chez nous, la société est plus forte que l’État : les Palestiniens n’ont pas d’État, mais leur société survit, l’État irakien a sombré, mais la société irakienne est pérenne, la guerre civile libanaise a paralysé l’État, mais la société libanaise a tenu.

Sur le plan étymologique, la racine même du mot « Etat » en français et en anglais renvoie à la stabilité (en latin status). Mais la traduction en arabe est dawla, qui renvoie à l’idée de variabilité. Comment un même concept, qui a deux origines antinomiques, peut-il avoir la même signification ? Les élites intellectuelles occidentalisées, comme celles qui se réclament du marxisme, veulent calquer l’État dans les pays arabes sur le modèle occidental, alors que nous avons une tradition historique différente. C’est tout le problème. Nous traduisons des concepts qui n’ont rien à voir avec notre réalité. Nous devons créer notre propre système de pensée.

Passons maintenant à un autre dialogue, celui entre les courants nationalistes et islamistes. Pourquoi est-il si important, déterminant ?

Le dialogue islamo-nationaliste est crucial. Le discours islamiste, par définition, est sectaire et non rassembleur, conduit à une impasse. Même si, du point de vue du nombre, les minorités chrétiennes sont marginales à l’échelle de la nation arabe, d’un point de vue moral et intellectuel, il est répréhensible de les occulter. Par ailleurs, le discours religieux est souvent sunnite ou chiite, il n’est pas musulman. Le discours nationaliste arabe, lui, peut nous préserver de ces dérives d’exclusion. Pour un nationaliste, l’étiquette religieuse importe peu. Le nationalisme et islam ne s’opposent pas, car ils sont intrinsèquement liés. Je reprends ici ma définition de l’arabité : une identité qui est un corps et dont l’islam est l’âme. Je me sens parfaitement à l’aise en tant que musulman et je ne vois pas de contrainte religieuse ou politique qui m’obligerait à renoncer à l’un pour épouser l’autre.

8- « Quand à Saddam Hussein, qui avait fait l’effort de donner à l’Iraq une puissante assise scientifique et industrielle, nous savons quel fut le résultat : on l’a embourbé dans une guerre idiote avec l’Iran. »

Économiste de formation, vous savez que la question du développement est au cœur de tout projet de renaissance nationale arabe. Avec le recul, quelle appréciation faite vous des politiques économiques que les États arabes ont porté dans les années 1960-1980, notamment avec des stratégies de développement technique et industriel ?

L’Algérie, l’Égypte, l’Irak sont trois piliers de la patrie arabe. Ils ont tenté des expériences de développement intéressantes qui ont échoué pour des raisons essentiellement externes. Il y a eu parfois des erreurs d’appréciation sur le plan tactique en interne, mais je pense que les choix étaient parfaitement rationnels et légitimes. En Algérie, le choix de l’industrialisation en soi était juste, mais il ne devait pas se faire aux dépens de l’agriculture. Nourrir d’abord le peuple, devenir autosuffisant du point de vue de la sécurité alimentaire, et industrialiser ensuite… Il y a eu également une volonté d’industrialiser à tout prix et à n’importe quel prix. A mon sens, on ne peut aller plus vite que ses propres moyens. Certaines décisions prises furent mauvaises, comme le fait de construire des usines d’aluminium qui nécessitent des réserves hydrauliques importantes dans des localités connaissant des pénuries d’eau. Il y a eu de nombreuses critiques sur le choix des « industries clé en main ». Certes, elles ont créé une nouvelle forme de dépendance, mais on oublie de dire que c’était la grande option pour les pays du Tiers Monde de l’époque. Il est facile de juger avec le recul, en oubliant le contexte. A mon avis, il n’y avait pas d’autre choix, à l‘indépendance, en 1962, après 130 ans de colonisation.

L’Égypte a une grande expérience de modernisation ; mais au moment où elle commençait à réussir, cette expérience a été tuée dans l’œuf. La première chose faite par Anouar el-Sadate, dans les années 1970, fut de renverser la vapeur en créant un secteur de services parasitaire qui aujourd’hui domine en Égypte. Étant liée à ces services, une classe d’affairistes qui ne produit rien et qui instrumentalise le pouvoir afin d’obtenir encore plus d’avantages va émerger. L’Irak, lui, a fait un double effort au niveau de l’éducation pour lier la connaissance scientifique à une base industrielle. Cet effort a été épargné malgré la guerre avec l’Iran. Mais, avec l’embargo imposé en 1990-1991, et l’occupation à partir de 2003, les Américains détruiront cette alliance irakienne de la science et de l’industrie.

Quels sont pour vous les principaux défis économiques que la Nation arabe doit relever ?

Personnellement, je suis convaincu qu’aucun pays arabe ne peut promouvoir une politique de développement à l’intérieur de ses frontières. Il faut ouvrir les frontières, créer un espace économique commun pour les investissements d’infrastructure et les investissements industriels. Les textes législatifs communs existent depuis 1965, mais n’ont jamais été appliqués. Nous avons un Marché commun arabe, mais sur le papier uniquement. Nous avons des traités de coopération économique, mais ils également sont restés lettre morte.

Le deuxième défi est celui de la création de réseaux d’infrastructures (tashbik), pour relier l’électricité du Maroc à celle de l’Egypte, et du Liban à celle de l’Iraq. Ceci doit se faire aussi pour les ressources énergétiques et pour les transports.

Le troisième défi vise à définir une stratégie hydraulique commune ; ce qui implique une planification globale avec une prééminence accordée au secteur public, le secteur privé devant rester un point d’appui ?

Le quatrième défi à relever est d’assurer l’autosuffisance alimentaire à nos peuples, afin de ne pas dépendre de l’extérieur. Nous ne sommes qu’à 20 % d’autonomie, et à 80 % de dépendance !

Un cinquième défi est l’investissement dans l’éducation, et surtout l’éducation scientifique.

9- On est aujourd’hui à la cinquième génération du mouvement nationaliste arabe. C’est la génération de la résistance économique, politique, sociale et culturelle, et même militaire, comme en témoigne la parade du Hezbollah dans la ville d’el- Qusseir, au centre de la Syrie, libérée de la mainmise d’al-Qaïda et consorts !

Toujours sur ces questions économiques, vous avez beaucoup travaillé sur la dimension éthique. L’une de vos thèses est que l’islam, et en particulier le Coran, peut féconder, fertiliser, enrichir la pensée économique sur le terrain des valeurs, des orientations. Pourriez-vous nous présentez ce travail théorique ?

Partant du principe que notre culture n’a jamais encouragé la production de la richesse, je me suis posé la question de savoir pourquoi. Le Coran reconnaît que l’être humain aime les décorations, les châteaux, l’or, les chevaux, etc. Il y a des versets qui l’affirment explicitement, mais on reconnaît en même temps que ce n’est pas la fin de tout : il y a autre chose dans la vie que la possession matérielle.

Le principe fondamental de l’analyse économique classique est de la considérer comme une « science de la rareté ». D’un coté, nous avons des besoins immenses, de l’autre des ressources limitées. Au 17ème et 18ème siècles, on posait la question de savoir si la production agricole pouvait nourrir une population en croissance géométrique, alors que les ressources étaient en croissance arithmétiques (théorie de Malthus). Aujourd’hui, le monde est dans une situation aberrante avec des surplus de production que nous détruisons au lieu de les distribuer aux pays qui sont touchés par la famine. La rareté n’est pas naturelle, elle est artificielle. La question que je pose est la suivante : si la théorie économique est fondée sur le postulat de la rareté alors que celle-ci est artificielle, faut-il encore se référer à cette même théorie et politique économiques ? C’est la question fondamentale que personne n’aborde. La société de consommation offre un éventail de choix, mais cela est fondé sur un gaspillage de ressources pour enrichir une minorité économique et sociale, en créant des besoins qui n’existaient pas au départ. Cela peut sembler utopique, mais c’est la raison pour laquelle j’ai appelé mon prochain livre : La République vertueuse, Joumhouriya el-fadila. On y retrouve une inspiration platonicienne, celle du philosophe médiéval Abou Nasser el-Farabi, et une analyse personnelle qui remet en cause le système politique relativement à la question économique.

Le Coran est conscient de cela. Ce pourquoi, il y a des dispositions pour que le capital ne soit pas concentré en une seule main : ce sont les lois de l’héritage, et l’exhortation à la dépense. Chez nous, contrairement à l’Occident, le patrimoine, à la mort de son détenteur, est réparti en fractions multiples. Les musulmans ont contourné la concentration du capital en créant le Waqf. La prescription est également de redistribuer tout ce qui va au-delà des besoins, même élevés : c’est une injonction à refuser la thésaurisation, une sorte de version ancienne du keynésianisme moderne : la dépense publique pour relancer l’activité économique.

L’origine du mot Zakat a deux composantes : la purification de l’âme et l’activité de croissance économique (tazaki). Notre ignorance de la langue arabe fait que nous ne comprenons pas toutes les subtilités du Coran. Prenez par exemple l’expression Yajib an nouqatel fi sabil lah. La traduction banale est : « Il faut combattre pour la cause d’Allah » ; or, Allah n’a pas besoin de cause. Al sabil signifie en fait le chemin. Dieu a indiqué un chemin. A partir de cette compréhension du Coran, j’ai cherché à établir un paradigme où la recherche du bénéfice est légitime, mais doit être encadrée par une responsabilité à caractère social. C’est en fonction de cela que nous devons penser la création d’un nouvel appareil d’État.

Dans votre livre La pensée religieuse en islam contemporain, vous avez consacré les dernières pages à la « gauche islamique ». Pourriez-vous nous parler de son histoire ? de ses représentants ? Quels sont les axes de la pensée de cette gauche islamique ? Seriez-vous d’accord pour établir une analogie avec le courant de la gauche chrétienne en Amérique du Sud, avec la théologie de la libération ?

En fait, dans la nouvelle édition de ce livre, je voulais clarifier ce point important : en parlant de « gauche islamique », je n’avais pas en tête un mouvement précis, structuré. Je voulais signifier que pour moi l’islam est de gauche ! A commencer par le principe de la redistribution des richesses que l’islam entend promouvoir. Nous avons une culture de la redistribution, mais nous n’avons pas su la faire fructifier : nous ne faisons de la redistribution que dans une optique clientéliste, que ce soit à but lucratif ou pour une visée politique. La « gauche islamique », au sens strict de tendance, de courant de pensée, est une gauche qui est fortement inspirée du marxisme, alors qu’à mon sens il suffit de puiser dans la culture arabo- musulmane.

La gauche chrétienne en Amérique du Sud a été appuyée par une partie du clergé. Des prêtres ont donné une impulsion à ce mouvement, alors que cela n’a pas été le cas chez nous. Le parcours est tout à fait différent. Par ailleurs, la gauche dans le monde chrétien avait une matière fertile dans une société de production où les injustices sociales étaient générées par les disparités économiques et la concentration du pouvoir. Chez nous, nous avons des institutions sociales créés par l’allégeance à des loyautés et la redistribution de la rente. On peut néanmoins se retrouver, gauche chrétienne et gauche musulmane, sur plusieurs thèmes communs : le refus de l’oppression, la dénonciation de l’injustice, etc. Dans le Coran, pas une seule fois le mot « liberté » n’apparaît, alors qu’elle est reconnue parce que la responsabilité des actes suppose la liberté de choix. Mais dans la tradition arabo-islamique, la vertu principale est la justice, car à quoi peut servir la liberté sans justice ? Mais l’inverse est aussi vraie : il n y a pas de justice sans liberté.

La Palestine a toujours été l’âme, le pivot de la conscience nationale arabe. Le courant nationaliste arabe, comme le nassérisme, ont été des réponses à l’occupation de la terre arabe palestinienne et à l’exil de son peuple. Quelle est la place de la révolution palestinienne dans la conscience arabe ?

La résistance palestinienne remonte aux débuts mêmes de la colonisation sioniste. Elle dut faire face à l’entreprise colonisatrice, mais aussi à la duplicité du sultanat ottoman, à l’impérialisme britannique, et la trahison des gouvernements arabes environnant. Ce peuple extraordinaire continue de lutter pour obtenir ses droits nationaux. Je ne saurais trop insister sur ce coté admirable du peuple palestinien.

La résistance de la Palestine a contribué grandement à la naissance de la Révolution égyptienne de juillet 1952, mère des révolutions arabes, et qui n’est pas étrangère à la révolution populaire algérienne du premier Novembre 1954. La lutte est partout la même, mais, dans ma vision de l’histoire arabe contemporaine, la résistance à l’occupation étrangère commence avec le mouvement de résistance palestinien, et se prolonge aujourd’hui avec la résistance islamique (Hamas, Jihad islamique, Hezbollah, etc.). Cette lutte est intrinsèque à notre culture de la résistance et de la renaissance. On ne peut pas avoir de renaissance si l’oppression n’est pas combattue. La Résistance ne se fait pas seulement contre l’occupation de la terre, et contre les injustices sociales, mais également contre l’aliénation de l’esprit. Elle est multidimensionnelle. La résistance palestinienne a énormément contribué à affûter cette conscience globale au sein du peuple arabe.

Cependant, en tant que nationalistes arabes, nous reprochons aujourd’hui aux factions palestiniennes d’avoir souvent abandonné le message. Lorsque la 3eme intifada a éclaté, à l’automne 2015, il a été dit, parmi même des résistants, qu’il ne s’agissait pas d’une intifada, mais d’un élan. Il ne faut pas se perdre dans des querelles sémantique. Mais, certaines factions palestiniennes sont davantage préoccupées par des calculs politiques mesquins plus que par l’appui véritable au mouvement de résistance. Si certains militants issus de ces factions ont participé au déclenchement de la troisième intifada, il n’en reste pas moins vrai que ce mouvement populaire a dépassé le cadre partisan classique.

Comment les peuples arabes pourraient-ils affirmer avec plus de force leur solidarité fraternelle avec la Palestine ?

Il est faux de dire qu’aujourd’hui il existe une désaffection générale envers la cause palestinienne. En février 2017, nous allons organiser, cette année encore, le Forum des jeunes arabes. La jeunesse vient de tous les pays arabes (Algérie, Mauritanie, Maroc, Tunisie, Somalie, etc.). Elle nous redonne de l’espoir et nous incite à poursuivre la lutte. Nous avons une très grande foi dans cette jeunesse arabe qu’on essaie de stigmatiser comme étant une génération uniquement préoccupée par la consommation. Et, malgré tous les conflits au Liban, en Libye, en Syrie, en Iraq, au Yémen, la cause centrale reste celle de la Palestine.

Mais nous n’avons pas les mêmes moyens que nos adversaires ! Notre bataille est très difficile, mais pas impossible. Nous créons des brèches dans le siège qu’on nous impose. Notre discours doit être adapté aux mentalités de cette jeunesse. Nous devons être synthétique : la belle analyse de 30 pages doit tenir en quelques lignes. Nous devons être plus présents sur les réseaux sociaux et diffuser nos réflexions par ces nouveaux canaux. Tout ce que nous avons à faire, c’est à semer, et j’ai grande confiance dans la fertilité de la raison arabe.

De nombreux intellectuels et militants ont quitté la sphère du nationalisme arabe, pour diverses raisons : les échecs politiques, les catastrophes, la trahison, la corruption. Que faut-il faire pour redynamiser l’Idée arabe ? Redonner un souffle, dans la jeunesse, au projet de l’Unité arabe ? Comment donnez aux peuples arabes l’espérance qui lui manque tant ?

C’est une question tout à fait pertinente. Je pense que la faute principale revient aux nationalistes arabes eux-mêmes. C’est tout à fait normal que nos adversaires nous combattent et tentent de nous affaiblir. Il nous revient de réactualiser le message. Dans le débat, nous devons adapter la forme du message à son contenu. Je ne pense pas que nous devions changer beaucoup de choses dans le contenu, mais il faut revoir la forme. Ma génération s’adapte difficilement au changement technologique mais elle n’a pas le choix. Le message existe, il faut juste une nouvelle mise en scène qui soit au goût du jour.

Votre dernier livre est intitulé La raison arabe et le renouveau civilisationnel. Le militant intellectuel libanais Maan Bashour a écrit que «l’arabité est une identité renfermant un projet de redressement civilisationnel, d’union, d’indépendance, de démocratie, de développement, dont l’objectif est de réaliser la justice sociale et le renouveau civilisationnel ». Quelle est la place de la rationalité dans cette démarche arabe de redressement et de renouveau ? Et d’ailleurs quelle est votre philosophie de la rationalité ? En quoi est-elle arabe ? Et quelle est la place du mythe, du légendaire, de la poésie, de l’imaginaire dans cette philosophie de la renaissance ?

Chacune de vos questions peut être le sujet d’un livre entier. Mais je voudrais simplement faire une remarque : dans mon livre, je fais une distinction entre « raison » dans les langues occidentales et le ‘aql en arabe. Le mot en arabe ‘aql est un gérondif, qui dans son contenu est une action. Le terme « raison » en Occident ne désigne pas un action. Par ailleurs, dans la langue arabe, il est conjugué, ce qui n’est pas le cas dans les langues d’Occident. On a mesuré la créativité de la raison arabe, le ‘aql el-Arabi, par sa production intellectuelle. A mon avis, c’est une erreur parce qu’on juge la production intellectuelle des siècles passés en fonction de critères modernes. C’est une aberration. Le romancier et écrivain marocain Abdallah Laroui critique Ibn Khaldoun sur le fait qu’il n’ait pas été démocrate, alors que la démocratie n’existait pas au 13eme siècle ! Il lui reproche d’être arabo-centré, alors que c’était la langue dominante à l’époque. Il appelle à une rupture totale avec l’épistémologie arabe et à l’adoption de l’épistémologie occidentale. Mais de quelle épistémologie occidentale s’agit-il ? L’épistémologie est plurielle. Il fait partie ces intellectuels de la défaite !

La raison arabe est tout à fait différente. Alexandre Abdennour vient de publier un livre en anglais sur la méthode d’appréhension de la connaissance : effets de style, effets de groupements, dichotomie, c’est ce que j’appelle la raison arabe. La comparaison de la raison arabe et de la raison occidentale (surtout anglo-saxonne) montre une différence fondamentale : nous avons une capacité d’abstraction qu’ils n’ont pas. Notre pensée est multidimensionnelle, ils sont unidimensionnels. Le philosophe allemand Herbert Marcuse3 en a fait état. La raison occidentale la plus proche de la raison arabe est la raison allemande. La structure de la langue germanique a beaucoup de similarités avec celle de l’arabe. La multidimensionnalité de la pensée se répercute au niveau de la langue. En arabe, un même mot peut signifier une chose et son contraire, comme par exemple el-Wali peut être celui qui reçoit le bienfait comme celui qui le donne, en fonction du contexte ; el-Zawj peut signifier le mari ou l’épouse. L’arabe est une langue où tous les mots sont calibrés à partir d’un étalon : trois lettres fa ’a  la. Tous les mots sont des dérivations de cette racine trilitère. Il n’existe pas d’équivalent en Occident. Il y a une relation entre la langue et la façon de penser. La capacité d’appréhension en arabe  n’existe nulle part ailleurs. Que signifie en réalité le mot « Arabe » ? Étymologiquement, il ne renvoie pas à une ethnie, mais à l’idée de celui qui « connaît son origine ». Par extension, « Arabe » renvoie à la connaissance : ‘arab est celui qui parraine, el-Ta’rib est la catégorisation, el-I’rab l’analyse. El-‘Arabi est un l’homme de savoir…

Concernant la place de l’imaginaire dans la personnalité arabe, je la situerais dans l’ethos arabe. Au sein d’un monde désertique où il n’y a rien, on a créé une poésie sans nul équivalent ailleurs, et les trois religions monothéistes : c’est cela la capacité d’abstraction de la raison arabe. Nous sommes l’imagination, notre façon de vivre est une expression de notre imagination, tout comme notre culture et notre langue. Mais aujourd’hui, nous n’avons plus que des buts prosaïques : sortir du sous-développement, de la dépendance. Heureusement, dans cette conscience arabe, il y a la foi, qui maintient cette imagination créatrice. Elle est le chemin qui résout l’angoisse en l’absence de réponses scientifiques. La connaissance scientifique s’accroît, d’autres horizons s’ouvrent. Mais, il y a toujours de l’inconnu, c’est ce qui explique que la foi maintient ses droits. La raison et la foi sont les deux versants d’une même réalité. Le Coran a établi que la temporalité est relative. Albert Einstein, dans son langage physicien, dira la même chose. Plusieurs versets expliquent que l’unité de temps peut varier. La notion d’éternité, c’est le temps suspendu. L’Homme mesure en fonction des années, des jours, des heures, mais cette temporalité est à l’échelle humaine. Lorsqu’on approfondit la physique moderne, on se rend compte que l’on n’est pas loin des chemins de la foi. La base de la connaissance change et les dimensions de la foi aussi. La grandeur de la foi, de la raison, de l’innovation est limitée simplement par le degré de notre imagination. Sans imagination, à quoi servent la raison et la foi ?

 

Notes

(1) Le Front de la Résistance Nationale Libanaise est le fruit d’une alliance entre le Parti Communiste Libanais, l’Organisation de l’Action Communiste Libanaise, le Parti de l’Action Socialiste Arabe, du Parti Social Nationaliste Syrien, et d’autres mouvements révolutionnaires de la gauche.

(2) Le syndrome islamiste et les mutations du capitalisme, de Ahmed Henni. Paris : Non-lieu, 2008.

(3) L’Homme unidimensionnel, de Herbert Marcuse. Paris : Editions de Minuit, 1968.

Entretien réalisé pour l’Institut Frantz Fanon par Mohammed Taleb et Lina Kennouche en janvier 2017

Les Travaux de l’Institut Frantz Fanon (Avril 2017).

  • Centre indépendant, l’Institut Frantz Fanon n’est pas engagé par les propositions théoriques et les positions politiques des personnes interviewées dans le cadre de ses activités. Il entend mener avec elle un débat constructif pour permettre l’éclosion d’une pensée alternative dans les pays du Sud, et notamment du monde arabe. Les notes de bas de page des entretiens sont de la rédaction.

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